S’imprégner des lieux pour créer dessus
Dans le cadre d’un partenariat avec la Maison Saint-Gervais, nous avons rencontré Dominique Gilliot, qui clôturera (presque) la saison 24-25, avec un spectacle racontant son expérience du lieu. À propos de la Maison Saint-Gervais, à voir du 12 au 15 juin[1].
Une série de spectacles
Tout commence en 2018, lorsque Dominique Gilliot entame une série de spectacles intitulés À propos de… Le concept ? Passer du temps dans un théâtre, jusqu’à trouver ce qu’iel veut en raconter, sur la scène et dans la salle. Il s’agit, d’une certaine manière, de ramener tout le lieu à la salle, en utilisant ce qui se trouve à disposition, sans proposer une déambulation dans le théâtre : costumes, scénographie, éléments de décor… L’idée est avant tout de créer des liens et d’imaginer une logique, plus ou moins absurde pour raconter quelque chose à propos du lieu. Car Dominique Gilliot nous met en garde : il y a toujours une grande part d’absurde et d’humour dans cette série. Pour construire le texte, il y a avant tout une grande dimension d’hypersubjectivité : la série de spectacles ne se veut pas une pièce documentaire. Il s’agit davantage d’un récit à la première personne sur le vécu et ce qu’iel a compris du lieu. Tout dépend donc du ressenti, des rencontres, des récits qu’on lui a faits, de ses observations et de son immersion au sein du lieu. De ce fait, une certaine part de hasard induit la création.
La Maison Saint-Gervais est le cinquième lieu visité par Dominque Gilliot, après La Ménagerie de Verre à Paris, le Théâtre de Poche à Hédé-Bazouges, le Grütli à Genève et le Pommier à Neuchâtel. Pour les trois premiers, elle a travaillé avec la même équipe. Depuis le Pommier, iel est accompagné·e de la dramaturge Adina Secretan, qui lui offre un regard extérieur sur la dimension théâtrale de son spectacle. Il faut dire que Dominique Gilliot vient au départ de l’art contemporain et pratique des performances plus que du théâtre à proprement parler. Pour cette série, iel voulait vraiment aborder une approche plus théâtrale, d’où la présence d’Adina. Et puisqu’il s’agit du cinquième opus de la série, une vraie mue commence à être observer et les points de comparaison sont nombreux : Dominique prend conscience que certains éléments se répètent de spectacle en spectacle, d’autres disparaissent, tandis que d’autres encore reviennent après n’être apparus que dans un opus. Et puisque cette série s’inscrit dans un temps plutôt long – le premier ayant été joué il y a 7 ans – l’artiste évolue aussi dans ses préoccupations en tant qu’être humain, ce qui conduit inévitablement à des changements de perspective.
S’approprier les spécificités du lieu
En s’inscrivant dans une forme de « contrainte » du lieu, Dominique Gilliot ne veut pas que le public soit perturbé par la configuration de la salle. Ainsi, iel s’accapare l’endroit dans sa configuration standard, sans en changer l’organisation. De ce fait, iel agit avec sérendipité, en se laissant mener par ce que le lieu lui inspire. Le spectacle se développe ainsi sous la forme d’une adresse au public, sans quatrième mur. Mais il ne s’agit ni d’une conférence, ni d’un spectacle documentaire. Dominique nous parle de petits « tricks » qu’iel utilise, avec des moments de jeu ou encore la présence de chansons – qu’iel est d’ailleurs en train de créer avec Antoine Pesle au moment où nous écrivons ces lignes. En utilisant la matière déjà présente sur les lieux et les spécificités de la salle, iel cherche avant tout à raconter quelque chose du lieu.
Dans le cadre de la Maison Saint-Gervais, c’est le premier nom de l’endroit qui a sous-tendu l’axe choisi : la maison des jeunes. Le maître-mot sera donc la jeunesse et quelque chose de l’ordre de la passion, propre à celle-ci, qui semble flotter dans l’air de la Maison Saint-Gervais. Évoquant ce qu’on lui a raconté, iel nous parle de l’occupation et de la révolte artistique des années 70, avec le mouvement d’avant-garde, et comment cette révolte s’exprime. Pour ce faire, l’adolescence s’impose comme une évidence, d’autant plus que c’est un sujet que Dominique Gilliot affectionne particulièrement.
« Adolescence de l’art »
À la Maison Saint-Gervais, il y a une forme d’abondance, qui rappelle l’esprit d’après-guerre et des Trente Glorieuses. Le lieu semble pétri de cet état d’esprit, avec de nombreux objets qui ont été conservés (l’espace le permet aussi). Dominique évoque avec nous l’enthousiasme du directeur technique, qui lui a montré le matériel audiovisuel conservé de différentes époques. Il s’agit alors de mêler la dimension d’abondance de l’époque, dans ce qu’elle avait de positif, à la vision d’aujourd’hui, qui tend plus vers une décroissance.
Parlant de ces années 70, Dominique Gilliot emploie le terme d’ « adolescence de l’art », que Saint-Gervais marque particulièrement. À l’entendre parler des lieux, on a presque l’impression qu’il s’agit d’une personne. C’est donc à un véritable portrait qu’iel s’attelle, celui d’un lieu comme celui d’une époque. À travers la Maison Saint-Gervais, iel veut donc parler de choses plus larges. Utiliser l’art pour seulement parler de l’art ne l’intéresse pas : c’est plutôt un moyen de parler d’autre chose, d’une évolution, d’une époque. Le cadre qu’iel s’impose, ce support qui peut paraître restrictif résonne dès lors comme une possibilité d’ouverture plus large. Le cade offre des libertés, me dit-iel. Il devient un appui, qui apporte des éléments pour nourrir le projet. Il y a un côté sisyphéen, avec cette manière de retrouver le même procédé, tel le rocher qu’on remonte sur la montagne. Mais tout est toujours différent, avec de nouvelles trouvailles, et d’autres éléments qu’il faut malheureusement sacrifier.
Un spectacle vivant
La série des À propos de… s’avère être un joli reflet de ce que sont les arts vivants. C’est un spectacle qui vieillit, qui évolue. Surtout, il est très personnifié et ressemble davantage à un portait, nous le disions, qu’à un documentaire. Il ne s’agit donc pas de proposer quelque chose de réaliste, mais plutôt d’apporter, pour Dominique, sa vision des choses, son angle de vue, en faisant un zoom sur certains éléments. Iel nous dit d’ailleurs qu’il serait très intéressant de voir la manière dont d’autres artistes s’approprieraient l’idée, pour pouvoir voir les différentes visions qui en découleraient.
Pour donner vie à ce spectacle, Dominique avait d’abord imaginé un protocole précis, en n’utilisant par exemple que des éléments de décors et des costumes trouvés dans les lieux. Au Pommier, par exemple, iel avait utilisé des tapis, qu’iel déroulait pour symboliser les décennies qui passent et raconter chacune à travers cet objet. À la Maison Saint-Gervais, comme beaucoup d’objets ont été conservés au fil des années, de nombreux choix s’offraient à Dominique. Ce choix découle aussi de certaines convictions écologiques et économiques : en ne devant pas transporter de décor, iel dépense et consomme moins, facilitant aussi l’organisation, pour rester en accord avec ses convictions.
Lorsque je réalise ce reportage, Dominique a investi les lieux depuis une petite semaine, alors que le reste de l’équipe n’est arrivé que la veille. On travaille donc un peu partout pour préparer le spectacle : Antoine Pesle est dans la salle de répétition du sixième pour créer la musique, Adina Secretan est aux archives pour y trouver certains documents, tandis que Myriam Ajdallé est au plateau pour installer les lumières. C’est là que se termine notre rencontre, et Dominique m’explique quelques éléments qui constitueront le décor. Sans trop en dévoiler, on vous dira que le grand final utilisera notamment des céramiques, pour symboliser l’un des ateliers qu’organisait la Maison des jeunes quand le lieu s’appelait ainsi. Différents objets sont disposés sur le plateau, sans que cela ne soit encore définitif. Une chose est sûre : Dominique a choisi d’installer un tapis blanc pour qu’ils ressortent mieux. Iel insiste enfin sur le côté muséal et pop des objets qu’iel mobilise, parfois totalement hors de leur contexte. Notons également la station de travail, sur le plateau : si celle-ci disparaît dans les créations habituellement, Dominique Gilliot prend le parti de la garder sur scène, pour assumer cet aspect de travail sur le lieu.
Fabien Imhof
Infos pratiques :
À propos de la Maison Saint-Gervais, de Dominique Gilliot, du 12 au 15 juin 2025 à la Maison Saint-Gervais.
Mise en scène : Dominique Gilliot
Avec Dominique Gilliot
Dramaturgie : Adina Secretan
Chansons : Dominique Gilliot et Antoine Pesle
Création son, régie son : Antoine Pesle
Création lumière, régie lumière : Myriam Ajdallé
https://saintgervais.ch/spectacle/a-propos-de/
Photos : ©Maison Saint-Gervais
[1] À noter qu’en soutien à la Grève Féministe, il n’y aura pas de représentation le samedi 14 juin.