Le banc : cinéma

Soul : du corps sans âme (2)

Après avoir découvert la première partie de l’avis de Magali Bossi sur Soul (2020), dernier film des Pixar Animations Studios, plongez sans tarder dans la suite de la critique de ce film attachant – mais pas sans fausses notes.

My blue Heaven

C’est là que Pete Docter convoque une autre approche de l’au-delà – plus spirituelle. Car si les témoignages d’EMI sont nombreux à travers le monde, les descriptions concrètes de ce qui se trouve après « la grande lumière au bout du tunnel » relèvent, elles, des croyances propres à chaque culture. Dans Soul, l’au-delà comporte ainsi différentes régions, sans qu’on puisse clairement les raccrocher à une religion ou une mythologie précises.

Le « You Seminar », où les jeunes âmes se construisent (il est intéressant de noter que, dans cette vision de l’Autre Monde, la réincarnation n’existe pas) s’apparente ainsi à un paradis originel façon jardin d’Éden ou Champs Élysées, qui tient du camp de vacances et du centre de formation. Des strates plus sombres existent, où les âmes en peine errent : voilà qui ressemble furieusement aux limbes ou, plus largement, à une version Pixarisée des enfers. Sauf que les âmes n’y subissent pas d’autres châtiments que ceux qu’elles s’infligent à elles-mêmes – dépression, obsession, cauchemar, peur… Cette vision des enfers se révèle très intéressante, car elle peut accueillir non seulement des âmes en cours de formation (comme 22), des âmes déjà mortes et des âmes dont le corps est encore vivant sur Terre. Ainsi, les âmes vivantes piégées dans ce no man’s land sont celles qui se retrouvent déconnectées de leur conscience, qui perdent contact avec la réalité, avec ce qui donnait un sens à leur vie. Pete Docter semble dès lors suggérer que l’au-delà, s’il peut exister en tant qu’Autre Lieu, a tout autant à voir avec une sorte d’inconscient collectif humain – puisqu’on peut s’y retrouver en étant bien vivant et sans vivre une EMI. On relèvera aussi qu’en terme de construction visuelle, les limbes de Soul sont très proches des Oubliettes de Vice-versa, qui figuraient justement… l’inconscient d’un individu.

Enfin, dernier point (il y en aurait d’autres) qui raccroche Soul à une vision mythologique de l’au-delà : l’importance accordée au cheminement de l’âme. En effet, avant de s’incarner sur Terre, chaque apprentie-âme doit de gagner un certain nombre de points d’expérience – et donc, pourrait-on dire, prendre du poids et de l’assurance. À ce prix seulement, elle peut découvrir qui elle est vraiment. Ce cheminement de l’âme n’est pas sans évoquer une certaine forme de psychostasie – autrement dit, la pesée des âmes. Cette pesée, qui détermine le destin de l’âme après la mort (va-t-elle aller aux enfers ? au paradis ? sera-t-elle réincarnée ?) est présente dans de nombreuses religions : on la retrouve en Égypte ancienne, avec le jugement d’Osiris et la pesée par Maât, autant que dans le christianisme avec l’archange Michel (« Michel » est d’ailleurs le nom générique des gardiens qui conseillent les âmes novices et leurs attribuent des mentors).

Say It with Music

Mais alors, me direz-vous, qu’est-ce qui m’a tant chiffonnée dans Soul ? Eh bien, peut-être que, malgré un scénario riche en idées et un sous-texte métaphysique tout aussi riche, Pete Docter tombe dans des travers narratifs assez faciles.

Tout d’abord : la mobilisation d’éléments qui, intéressants de prime abord, disparaissent de l’histoire aussi vite que chat sur braises. Pourquoi, par exemple, mettre en scène une des élèves de Joe (qui joue brillamment du saxophone) avec tant d’insistance ; pourquoi thématiser ses doutes (elle veut arrêter la musique) et évoquer la relation de confiance avec son professeur (Joe, donc)… si c’est pour ne plus en parler une fois qu’elle a rempli son rôle – à savoir, convaincre l’âme 22 (alors incarnée dans le corps de Joe, par un imbroglio de quiproquos) que OUI, la vie sur Terre a un sens ? Autrement dit : pourquoi en faire un personnage-prétexte et pourquoi poser Joe en pédagogue émérite… si c’est pour, finalement, délaisser totalement cette facette du héros et de l’histoire ?

La construction du personnage de Joe en lui-même semble, tout autant, problématique – pour la raison principale que c’est un héros qui ne connaît pas, à mon avis, de réelle évolution. Au début de Soul, c’est un enseignant déçu qui voit ses rêves de carrière musicale brisés… sans s’apercevoir que la transmission de sa passion (le jazz) peut réellement l’enrichir, comme elle enrichit ses élèves. Malgré sa rencontre avec 22, malgré le chemin qu’il parvient à faire parcourir à cette âme récalcitrante, Joe n’en démord pas tout du long : son destin, c’est d’être musicien et de jouer sur scène. Il y a, dans cette obstination à opposer « professeur de musique » avec « musicien professionnel » (comme si l’une des voies étaient prestigieuse, préférable, et l’autre non), quelque chose de dérangeant pour la musicienne et la professeure de musique que je suis : à quel moment, me suis-je demandé, le fait d’enseigner un instrument, ou d’enseigner la musique dans un système scolaire, ferme-t-il les portes à une carrière sur scène ? Au contraire, nombreuses et nombreux sont les instrumentistes qui cumulent les deux casquettes… même au plus haut niveau.

Pourtant, à mon sens, la réelle déception de Soul consiste en sa question de fond. Je l’avoue, en découvrant le titre, le visuel, le résumé, je m’attendais à un film qui mette au cœur de son objet la question du jazz et de la musique afro-américaine. Or, si Joe est bel et bien un pianiste de jazz passionné, un homme qui dit ne vivre que par et pour la musique, force est de constater que le jazz et la musique se placent en retrait dans ce film – alors qu’on les imaginerait être au cœur du propos. Ce que propose Pete Docter, c’est une vision qui met en scène la formation de l’âme humaine, centrée autour de la découverte de la petite étincelle qui va se changer en passion, en moteur pour l’individu – pour Joe, la musique. Toutefois, la musique en tant que telle prend une place relativement faible dans le scénario ; elle n’est que cosmétique. En effet, le scénario de Soul ne s’en serait pas trouvé fondamentalement changé si, par exemple, Joe avait été passionné par une autre forme d’art (la peinture, la danse)… voire même par un autre hobby (les échecs ou l’aérobic). Dans cette lignée, on regrettera qu’après avoir présenté le jazz comme « la musique forgée par les Afro-Américains », Soul ne rende pas davantage justice à cette idée (contrairement, par exemple, à La princesse et la grenouille, qui place le jazz du début du XXe siècle au cœur de son propos) – si ce n’est à travers le scénario, du moins à travers la bande-originale. Composée, pour sa partie jazz, par Jon Batiste et nommée aux Golden Globes 2021, la musique de Soul m’a paru rester relativement « sage », sans prise réelle de risques. Elle opte pour un jazz plutôt moderne, à même de plaire à une large palette d’auditeur·trice·s… mais ne sert pas vraiment son propos, alors qu’elle aurait pu offrir, par exemple, un réel voyage historique à travers les différents courants de jazz (de ses débuts blues à aujourd’hui). Néanmoins, il est à noter que la musique, dans les films de Pixar, joue globalement un rôle mineur et sert uniquement à porter l’histoire, à lui fournir une ambiance en arrière-plan – contrairement aux films estampillés Disney, dans lesquels la musique (par l’intermédiaire des chansons) est un réel moteur pour l’avancée narrative.

En bref, Soul est un film qui ne manque pas de corps, par la complexité du propos qu’il entend défendre… mais qui manque un peu d’âme, par le traitement qu’il réserve au dit propos. Dommage.

Magali Bossi

Référence : Soul, Pete Docter, 2021, 101 minutes.

Pour aller plus loin concernant les EMI :
– l’émission de Temps présent du 25 février 2021, « Expérience de mort imminente, enquête sur une énigme » (RTS1)
– le podcast de Nuit Blanche (S03 E08) du 5 juin 2020, « Les EMI négatives »

Pour lire, s’amuser… et voyager dans l’au-delà :
– Bernard Werber, Les thanatonautes, Paris, Le Livre de poche, 1996. (et les volumes suivants… mais le premier est vraiment le mieux !)

Pour découvrir les musiques qui ont inspiré cette critique :
All that Jazz
Body and Soul
My blue Heaven
Say It with Music

Photo : https://allears.net/wp-content/uploads/2019/06/Pixar-Soul.jpg

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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