Les réverbères : arts vivants

Misery façon Confiture : vous avez dit screaming ?

Du 23 au 28 février, l’effroi s’invite dans votre salon avec la Cie Confiture. Au programme ? Une pièce palpitante adaptée d’un classique du huis-clos psychologique : Misery. D’après le roman de Stephen King, l’adaptation est signée William Goldman. Jouée en direct du théâtre de l’Espérance, elle réunit sur les planches Rebecca Bonvin, Gaspard Boesch et Philippe Mathey.

Vous rêvez de devenir autrice ou auteur à succès ? De voir vos livres en tête des ventes ? De frimer dans les salons littéraires ? De signer des autographes et d’avoir des fans ? Si c’est le cas, passez votre chemin… ou plutôt – non ! Ne le passez pas sans vous être penchée sur l’histoire de Paul Sheldon.

Paul Sheldon (Gaspard Boesch), c’est un écrivain célèbre, dont les best-sellers passionnent le tout-New York… et même l’Amérique entière ! Il est le créateur d’une héroïne courageuse, dont les aventures se déclinent en plusieurs volumes successifs : Misery. Mais depuis peu, sa créature l’ennuie et Paul Sheldon rêve d’autre chose. C’est pour achever au calme un roman d’un genre nouveau qu’il se rend dans le Colorado. Son séjour achevé, il s’apprête à rentrer à New York… mais, pris dans une tempête de neige, sa voiture fait une embardée. C’est l’accident. Paul se retrouve dans un lit inconnu, les deux jambes brisées. Le voilà chez une ancienne infirmière du nom d’Annie Wilkes (Rebecca Bonvin). Aucun moyen de rallier ou de joindre New York : la neige a coupé les routes et les lignes téléphoniques. Paul s’en remet donc à sa sauveuse – d’autant plus qu’Annie est, selon ses propres mots, sa « fan numéro 1 ». Ce qu’il ne sait pas, c’est que l’équilibre psychique d’Annie ne tient qu’à un fil…

Voilà l’écrivain à succès bien mal embarqué.

Fan, fanatisme… et fanfiction

C’est donc sur la tempête de neige, projetée en rafales sur les murs du plateau, que s’ouvre le Misery proposé par la Cie Confiture. Quoi de mieux que ce décor glacial, accompagné d’une musique angoissante, pour tout de suite mettre dans l’ambiance de cet haletant screaming, contraction ludique issue de l’anglais scream (« crier ») et streaming[1] ? Chez soi, on frissonne déjà… Et puis, la lumière se lève, le décor se dévoile : Paul Sheldon dans un lit, pris dans un délire induit par la douleur consécutive à l’accident. Il est dans une chambre au décor spartiate, qui met un brin mal à l’aise : des murs jaunis (saleté ? abandon ? marques du temps ?), une table qui semble bancale, une petite lampe de chevet à abat-jour. Un crucifix, au-dessus de la porte. On a vu plus accueillant.

Mais bien vite, la propriétaire de la pièce, Annie Wilkes, est là. Tout sourire. Portée par l’interprétation de Rebecca Bonvin, Annie révèle une personnalité complexe, tour à tour enfantine (voire naïve) et glaçante. Ses sautes d’humeur, ses accès soudains de colère ou de lyrisme, ses crises religieuses donnent le ton de la pièce. Comme Paul face à Annie, le public ignore comment réagir face à cette femme dont la solitude quotidienne (elle a été mariée, mais ça n’a pas marché, et sa seule compagnie est celle d’un cochon qu’elle a baptisé… Misery) ne fait qu’accentuer les failles psychologiques. En Paul, Annie voit un créateur génial qu’elle divinise à l’excès : « fan numéro 1 », elle sait tout de lui et de sa carrière – mais, plus encore, de son œuvre. C’est précisément là que se niche l’intérêt du personnage de Annie, dans ce glissement dangereux de la posture de la fan (qui aime frénétiquement la série des romans Misery) à celle de la fanatique, prête à tout pour remplir ses objectifs. L’objectif de Annie est simple : orienter l’œuvre de Paul Sheldon (et donc, les aventures de son héroïne éponyme) dans la direction qu’elle, Annie, désire. En séquestrant Sheldon pour le forcer à écrire selon ses désirs (ce qu’elle ne peut malheureusement pas accomplir seule), Annie endosse, d’une certaine façon la position d’une autrice de fanfiction : par le truchement de l’auteur qu’elle a pris en otage, elle joue avec l’œuvre-canon (celle que Paul a publiée) pour en traquer les failles, les imperfections ou simplement les zones passées sous silence – et les corriger, les réorienter. Fan, fanatique, fanfiction : trois mots qui peuvent, par bien des côtés, définir Annie Wilkes.

Quand l’univers littéraire prend le pas sur la vraie vie

Qui ne s’est jamais identifié aux personnages des histoires qu’iel lit ? Qui n’a jamais rêvé de plonger dans l’univers de ses romans préférés ? Seulement voilà, quand ce monde imaginaire devient plus important que la vie réelle, la santé mentale ne tient plus qu’à un fil. En ce sens, Annie Wilkes est comparable à une Emma Bovary dans le célèbre roman de Flaubert, elle qui vivait une vie par procuration, à travers ses romans. Et quand la réalité lui est revenue en pleine figure, on sait tous comment elle a fini… Dans le cas d’Annie, le risque est encore plus grand, puisqu’elle rencontre le créateur de son personnage favori, celle à qui elle s’identifie et se compare, celle par qui elle vit, en somme. N’oublions pas qu’« un écrivain est Dieu pour ceux qui lisent ses histoires. » Avoir un démiurge sous son joug, il y pire non ? Et c’est là qu’Annie devient dangereuse. Ne différenciant plus la réalité de l’univers inventé par Paul Sheldon – univers qui prend d’ailleurs place au XIXe siècle – elle ne fait plus la différence entre ce qui est bon ou non. Cette fêlure, Rebecca Bonvin l’incarne parfaitement, grâce aux émotions et postures qu’elle prend au fil de la pièce. Attention, donc, à la folie qui grandit…

Ses deux acolytes ne sont pas en reste : Gaspard Boesch montre lui aussi toute une palette du jeu d’acteur. D’abord incrédule face à ce qui se passe, il deviendra un manipulateur aux allures candides pour tenter de s’en sortir. Alors, lorsqu’on tente de manipuler une manipulatrice, qui plus est à l’esprit instable, on vous laisse imaginer ce qu’il peut advenir… Philippe Mathey, dans le rôle de l’inspecteur de police, n’est pas en reste. Sous ses faux-airs de flic de province désabusé et pas très malin, il s’avérera d’une perspicacité redoutable. Ce qui, là aussi, risque bien de lui jouer des tours.

Pourtant loin des comédies que la Cie Confiture a l’habitude de présenter à son public, ce Misery, en collaboration avec Cinéscènes, s’avère d’une redoutable efficacité. Portée par des comédien.ne.s de grand talent, la pièce n’a rien à envier au film et rend un magnifique hommage à l’atmosphère angoissante créée par le maître en la matière, Stephen King.

Magali Bossi et Fabien Imhof

Infos pratiques :

Misery, de William Goldman, d’après la nouvelle de Stephen King, du 23 au 28 février 2021 en screaming, en direct du Théâtre de l’Espérance.

Mise en scène : Lambert Bastar

Avec Rebecca Bonvin, Gaspard Boesch et Philippe Mathey

https://theatre-confiture.ch/

Photo : © Johan Perruchoud

[1] C’est sous ce terme que la Cie Confiture présente cette version streaming : voir https://theatre-confiture.ch/

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