Variations

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Le confinement a été une période particulièrement stressante – mais étonnamment riche en inspiration. Autour de la question « comment s’en sortir sans sortir ? », Pierre Bellon vous propose sa vision personnelle de la situation… à la manière de l’OuLiPo (Ouvroir de littérature potentielle).

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Variations

Comment s’en sortir sans sortir ? Toute nue dans un bac rempli de linges, Lindsey se sentait comme un défroqué dans un monastère. C’est peu dire que Bernard avait réussi son petit jeu ! Ce dernier s’était arrangé pour l’approcher en venant assister, avec une discrétion des plus manifestes, au cours du mardi soir donné par la jeune physio à la maternité. Le bonhomme semblait si investi durant les exercices de « gymnastique prénatale et relaxation du périnée ». Lindsey tomba raide dingue en le voyant se tortiller sur son ballon sauteur au milieu des femmes enceintes – son embonpoint faisait office d’artifice. Un besoin fulgurant de leçons supplémentaires convainquit Lindsey de pénétrer à poil la salle de bain de chez Bernard. Mais par une négligence tout à fait fâcheuse, le petit cachotier avait omis la présence de sa cocue de femme dans la chambre d’à-côté. Lindsey termina engloutie parmi les chaussettes sales, tandis que Bernard sortait dans le salon comme si de rien n’était.

Comment s’en sortir sans sortir ? Tout nu dans une penderie, Juan Pablo se sentait comme une gamba décortiquée en vue d’une cuisson à la plancha. Professeur de salsa émérite et expert cocktail au Macumba, il n’avait eu que peu de mal pour enflammer le petit cœur raplapla de la pauvre Blandine. Les bras écroulés sur le bar, elle oubliait son mari ingrat en inondant son gosier de mojito. Alors que les yeux mystérieux de Juan Pablo s’étaient occupés d’aguicher cette malheureuse qui s’adonnait au mordillage d’une énième rondelle de citron vert, le torse musculeux et velu du mâle s’apprêtait à faire le reste. La triste femme s’élança vers ce dernier qui l’entraîna, sans broncher, dans une danse endiablée. Blandine se laissa submerger par la sensualité de la chemise noire insolemment déboutonnée du bel Espagnol. Ils tournoyèrent comme un soleil andalou, gigotèrent comme la cape d’un toréador et s’enfiévrèrent comme le front d’une vieille dame castillane suffoquant sur sa terrasse en plein mois d’août. Pendant que Juan Pablo la serrait en l’imbibant de toute sa sueur, Blandine, humectée de désir, tournicotait, du bout des doigts, les poils ébène de son nouvel amant. Qu’ils étaient beaux, elle, avec sa robe bleu ciel, lui, avec sa crinière détachée. La salsa terminée, l’appétit de Blandine et les gros pectoraux de Juan Pablo s’en allèrent dans la chambre située juste en face de la salle de bain, où ­– horreur ! – Bernard et Lindsey réalisaient au même moment leurs meilleurs exercices de Pilates. Blandine entendit affolée la voix de son cocu de mari. Juan Pablo termina abruti entre deux cintres, tandis que Blandine accourait vers Bernard au sortir de la salle de bain.

Comment s’en sortir sans sortir ? Planqué sous la table basse, le bon Émile se sentait comme un profane perçant sans-gêne des secrets mystiques. La scène à laquelle il était en train d’assister était tout bonnement miraculeuse. Son être venait de s’éclairer. Membre inarrachable de la congrégation des Témoins de Jéhovah, Émile œuvrait chaque jour pour la transmission de la divine Parole avec son petit exemplaire de la Bible contre la poitrine. Dans tout le quartier, il n’y avait pas une seule sonnette sur laquelle il n’avait pressé son petit pouce candide. « Bien le bonjour, avez-vous un moment pour discuter du Royaume de Dieu ? » se risquait-il à demander et, aussitôt, la porte se refermait brusquement devant son nez. Il connaissait le bruit des claquements de porte comme personne : le « Paf », c’était pour les portes en chêne, le « Crap », pour les portes en châtaigner, et le « Chac », pour les portes en frêne. Entre deux rebuffades, il songeait parfois à se reconvertir en artisan-menuisier. Le ciel s’obscurcissait comme des limbes profondes lorsqu’Émile arriva tout guilleret devant la porte en érable de chez Bernard et Blandine Lemoilu. Sa main s’apprêtait à se glisser, pleine d’espoir, jusque vers la sonnette dorée lorsqu’il s’aperçut que l’appartement était resté ouvert. Oui, ouvert. Émile en était ébaubi. Après une bonne minute d’ébaubissement, il prit son courage à deux mains et poussa un peu plus la porte avec ces mêmes deux mains. Sa Bible tout contre lui, il se décida à attendre l’arrivée de ses hôtes si accueillants. Soudain, des ricanements se firent entendre dans la salle de bain. Émile plongea lâchement sous la table basse du salon sans imaginer une seule seconde l’illumination qu’il s’apprêtait à recevoir. Un Adam et une Ève sortirent défeuillés de leur jardin d’Éden carrelé. Ils gambadaient à travers le séjour comme des chérubins, cul nu dans les nuages. « Où qu’il est le p’tit Jésus ? » que l’Ève lança à l’Adam hilare. Sous sa table, Émile était stupéfait. Les deux se renfermèrent dans la salle de bain. C’est alors que débarqua par la porte d’entrée la Sainte Vierge Marie tirant la main d’un bel homme qu’elle s’amusait à nommer « son Sauveur ». Ce dernier arracha la tunique noir satanique qu’il portait pour exhiber son torse christique. Sa pilosité dissimulait ses plaies. C’était le Prophète dans toute sa puissance. Émile entra en transe. Ils pénétrèrent une chambre et se mirent à pousser des gémissements – sûrement quelques psaumes ou autres cantiques tout à fait puritains. Émile resta coincé sous sa table. Lui, simple corps terrestre, ne pouvait sortir de là sans risquer de souiller un tel prodige.

Pierre Bellon

Photo : © steve_a_johnson

Ce texte est tiré de la volée 2020-2021, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.

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