Comment survivre à l'été ?La fontaine : divers

Survivre à l’été : 3 — Musiques

Les deux articles précédents ont donné un premier aperçu des quelques difficultés qui pouvaient nous faire obstacle durant l’été, et les articles suivants développeront davantage le sujet. Mais pour aujourd’hui, l’idée va être de se concentrer sur un élément indispensable à la survie du plus grand nombre en période estivale : La musique.

Un grand nombre de tensions se créent dans l’univers sonore de l’été ; entre le silence retrouvé, souvent redouté, et le bruit constant d’un enthousiasme général, il est parfois compliqué de se trouver du confort. Survivre à l’été c’est survivre à la fois au silence et au bruit. C’est être confronté aux extrêmes de l’un comme de l’autre, sans possibilité de compromis. Mais il existe heureusement un moyen de se réapproprier son espace sonore : écouter de la musique. Et pas seulement l’écouter, mais la suivre. Pour redonner forme au vacarme, pour rendre tout ça cohérent ; pour rendre tout ça audible. Et vivable, surtout.

Je vais donc tenter de faire dans cet article une toute petite playlist ; un petit top 3 non-exhaustif qui permettra d’explorer une partie des raisons qui font que la musique sauve les étés.

« Modern Love » — David Bowie
Plus précisément dans une scène de Mauvais Sang (Leos Carax, 1986)

Une des fonctions fondamentales de la musique est d’exorciser des tensions internes ; samba, jazz, rap, pop, tous ces genres prennent source dans la nécessité de s’extraire d’un mal par le rythme, les mots, et la succession des notes. Cette fonction-là ressort donc dans toutes les périodes personnelles et/ou historiques où l’on se retrouve agité·e par des troubles indéfinissables. La musique parvient à matérialiser les tensions insidieuses, comme on peut en avoir durant l’été, qu’on aurait du mal à définir, noyées dans le tapage ambiant ou simplement tues au-dedans de nous-mêmes.

Et voici comment j’en arrive au morceau qui nous intéresse et à cette séquence de Leos Carax :

Ça a lieu durant la nuit. Une nuit où il fait très chaud, à tel point que l’on s’y brûle les pieds sur le bitume. Un personnage (qu’interprète Denis Lavant) allume la radio. Il dit : « Voilà, écoutons, et laissons-nous dicter nos sentiments ». Une musique y est annoncée : L’Amour Moderne de David Bowie. Denis Lavant est dehors, il se met à marcher, il sort du champ, on le suit. Il semble agité par quelque chose d’incontrôlable. Peut-être des crampes. Il titube, mais toujours en avançant. Il donne des coups qu’il ne justifie pas. Il double progressivement le nombre de ses pas sur le rythme de la chanson qui prend de l’ampleur. Sa marche évolue en course. Le travelling accélère avec lui, traverse des longues distances de murs rayés, dont les stries se confondent toujours plus. Il saute, il tourne sur lui-même et court, la tête en arrière. C’est comme si son corps le précède, comme si le reste suivait.

C’est exactement ça ; quand la musique fait office de premiers secours, quand elle précède la pensée, le corps, et le reste. Elle se suffit à elle-même pour dissiper le trouble, redirigeant instantanément les errances. Elle ne fournit aucune raison, n’explique pas pourquoi, seulement comment. Comme ça. Comme respirer quand on n’y pense pas. Un pas sur le kick, un pas sur la snare (grosse caisse et caisse claire), et on marche. Et tout se recombine, sans doute, ensuite. Mais pour le moment ce n’est pas la question. Ce n’est jamais la question durant les nuits au bitume brûlant, dans les rues rayées d’un endroit quelconque.

La chanson elle-même témoigne d’un certain esprit de tentative, de tâtonnement. Elle se met en place à mesure qu’elle avance. Son arrangement est progressif, débute sur des guitares électriques étouffées, puis une batterie très puissante, et au tour suivant on pose la voix et on ouvre le son des guitares, puis plus loin la basse, et du piano dans le fond, et des saxos. Et la machine est lancée, le mécanisme chauffe, on finit par comprendre où on va.

« Estate » — Bruno Martino / Mina / Erlend Oye / Giorgio Poi
(Chaque version mérite d’être écoutée)

La deuxième fonction fondamentale de la musique est celle de nous créer des souvenirs, et avec ses souvenirs, un sentiment de nostalgie. On n’y échappe pas, ou jamais vraiment. Parfois une musique nous tient, nous retient quelque part ou nous ne sommes plus. Ça s’appelle le temps, ça s’appelle l’âge, ça s’appelle la mémoire. On le sait. Et pourtant on a tout de même du mal à observer le présent sans lui objecter que c’était mieux avant.

Ainsi, les étés ne seront jamais aussi beaux que lorsqu’ils auront passé. Et la musique fait de nous, par instants, des sortes de petits réacs mélomanes, versant une larme au souvenir de l’été d’avant. Les chansons estivales s’amassent en nombre autour des histoires de temps écoulé, et puisque tout ce dont on veut parler c’est d’amour, elles assassinent les idylles pour trainer ensuite leurs fantômes sur les plages.

Voilà de quoi parle la chanson Estate (à traduire par « été », pour les moins italophones d’entre nous) ; d’été qui revient, alors que l’amour est parti. Simple, efficace. Cette chanson constitue une sorte de complainte adressée à un été que tutoie l’interprète : « Estate, sei calda come i baci che ho perduto / Sei piena di un amore che è passato / Che il cuore mio vorebbe cancellare » (« Été, tu es chaud comme les baisers que j’ai perdus / Tu es plein d’un amour qui est passé / Que mon cœur voudrait supprimer »). En dehors de l’aigrissement sous-jacent, cette chanson parle de la sensation de contre-courant qu’il peut arriver de ressentir lorsque la saison revient, mais comme vidée de sa substance. C’est une chanson sur l’absence, et davantage sur l’absence de soi-même que sur celle d’autrui. C’est une chanson sur la sensation de ne pas s’y retrouver. Avoir aimé ça, avoir aimé tout court, et ne plus y trouver son compte. Dans ses multiples versions — la rythmique de G. Poi, la classique de B. Martini, la cinématographique de Mina ou la dépouillée d’E. Oye — elle évoque ce moment où l’été paraît brutal, où le monde continue à tourner alors que ça ne tourne plus rond pour soi.

L’été c’est comme une vie en condensé. Et lorsque celle-ci passe, on ne reconnaît plus rien des choses autour. Il faut dire que les ciels qui recouvrent certaines de ces vies laissent parfois des souvenirs si éclatants qu’il semble inimaginable d’y survivre. Car survivre à l’été ce serait survivre à la beauté des précédents, et ce n’est pas toujours si simple.

La musique intervient donc aussi pour formuler quelques phrases, pour condenser sa mélancolie sur trois minutes. Pour lui donner un titre, une voix, une limite, aussi. Pour dire je ne suis pas seul.e. Pour faire parler les silences, et trouver le temps moins long.

Dans un combat inextricable où s’affrontent être et avoir été, certaines musiques nous fournissent de quoi courir vers l’avant, d’autres nous ramènent en arrière, et ainsi de suite. En outre, tout se résume à cette petite phrase de Francis Scott Fitzgerald à la fin de Gatsby le Magnifique : « C’est ainsi que nous nous débattons, comme des barques contre le courant, sans cesse repoussés vers le passé ».

« Bam Bam » — Camila Cabello (feat. Ed Sheeran)

Parce que le passage précédent devenait franchement déprimant et que, l’été étant avant tout la saison des rythmes entraînants, il serait dommage de s’en priver. On arrive à une sorte de croisement, équilibrage parfait entre la réflexion nostalgique et la nécessité de s’extraire des tensions internes : le tube ultra-solaire, ultra-pop, un peu triste, mais surtout ultra-pop, et solaire, et dansant. Et pop. Pour pouvoir accéder à un tel registre il faut premièrement abandonner, s’il l’on en a, toutes ses tendances au snobisme ; la musique n’occupe plus les mêmes fonctions dès lorsqu’on est en été.

En ce qui concerne plus spécifiquement ce morceau, il s’agit d’une chanson en « mais » ; en gros tout ne va pas bien mais ça va. Une posture qui peut paraître irréelle, mais qui est rendue possible, car c’est l’été, et plus rien ne semble y avoir le moindre impact — posture tout à fait souhaitable soit dit en passant. Par exemple, on y dit que « J’ai brisé ton coeur, tu as brisé le mien / Chaque erreur gâche nos moments » mais « je ne regrette rien ». Et tout s’accomplit dans le refrain, où se chevauchent des mots en anglais et en espagnol, disant, entre autres : « Ainsi va la vie, oui ». Ce détachement. Ça en est presque agaçant.

Et admirable, quand même un peu, faut bien l’avouer.

Cet optimisme venu de nulle part, ce courage, peut sembler plutôt bizarre. Mais les gens sont bizarres en été. Ils semblent contents de tout. Et puis en écoutant ça, on serait tentés, pourquoi pas, sous l’impulsion de deux ou trois bam bam, de se lancer dans la bizarrerie générale qui rend tout le monde insupportablement euphorique. Parce que ça a l’air bien mine de rien. C’est à ça que servent les musiques pop, un peu tristes, mais ultra-solaires, et surtout pop ; à renforcer l’idée selon laquelle l’été nous rend invincibles, et nous pousser à en être même si le cœur résiste.

Voici donc un petit aperçu de diverses fonctions de la musique dans les tentatives de survivre aux troubles qui pourraient compromettre certains étés. On pourrait dire, dans un sens plus large, que la musique est un outil de survie inconditionnel. Elle sait nous fournir l’impulsion qui nous manque parfois, qu’on ne sait ou ne veut pas trouver, elle se substitue au doute, elle devance notre propre pensée.

Survivre à l’été c’est donc survivre à tout ce dont il faut survivre au cours d’une existence, mais en condensé, en extrême, et dans l’euphorie générale. Et dans le vide immense. Survivre à l’été c’est ne pas essayer de le comprendre, de le saisir, de le déchiffrer ; c’est allumer une radio un soir où le sol brûle les pieds, et attendre de voir ce qui se passe. C’est attraper un rythme au vol, et le taper sous ses pieds jusqu’à ce qu’il dissipe tous les bourdons aux oreilles. C’est tendre des cordes de clocher à clocher ; des guirlandes de fenêtre à fenêtre ; des chaînes d’or d’étoile à étoile, et danser[1].

Luca Leone

Dans l’attente du prochain épisode, j’ai mis toutes les références des œuvres citées dans l’article au cas où ça vous intéresse. Belle semaine.

« Modern Love » de David Bowie dans une séquence de Mauvais Sang (Leos Carax, 1986)
https://www.youtube.com/watch?v=gt2KlkBUgXA

« Estate » de Bruno Martino
https://www.youtube.com/watch?v=MZGep2bevKI

« Estate » version de Mina
https://www.youtube.com/watch?v=LX9i6tykSNI

« Estate » version de Erlend Oye
https://www.youtube.com/watch?v=q83JgabrXZI

« Estate »  version de Giorgio Poi
https://www.youtube.com/watch?v=M8RfqTNCqnY

« Bam Bam » de Camila Cabello (feat. Ed Sheeran)
https://www.youtube.com/watch?v=YwXXnjMYrVw

Fitzgerald, Francis Scott. Gatsby le Magnifique. République des Lettres, 2013. (Pour la petite citation)

Rimbaud, Arthur. Oeuvres complètes d’Arthur Rimbaud. Les illuminations. Ed. de la Banderole, 1922. (Pour la référence finale)

[1] Cf. Rimbaud, Les Illuminations

Luca Leone

Luca Leone est un artiste genevois, à la fois auteur, compositeur, interprète, mais aussi comédien et metteur en scène. Il explore ici des alternatives à l’approche journalistique en proposant de rencontrer des artistes le matin tôt, juste avant l’aube.

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