Les réverbères : arts vivants

TMG : quand les fables se recyclent

Maître Corbeau, sur son arbre perché… qui n’a jamais ânonné ces vers de La Fontaine ? Au TMG, la Cie Pataclowns s’en amuse : entre souvenirs d’enfance, critique post-coloniale et réflexion écologique, Les Fables du baobab vous font voyager dans une Côte d’Ivoire remplie d’histoires, grâce à des marionnettes en matériaux recyclés. Énergisant !

Tout commence sur une balançoire. Quelque part en Suisse, une petite fille (Fanny Brunet) lit un livre. Elle doit apprendre par cœur trois fables de La Fontaine, qu’elle devra réciter devant toute la classe le lendemain. Elle lit et relit le livre de La Fontaine. Problème : elle n’y comprend rien ! Paniquée, elle perd le précieux ouvrage… et se retrouve embarquée dans une folle aventure.

L’ici et le là-bas

Le propos des Fables du baobab, c’est de mettre en présence deux espaces différents : la Suisse (ou, plus globalement, « l’Occident »)… et la Côte d’Ivoire (ou, métonymiquement, « l’Afrique francophone »). À la recherche de son livre perdu, la petite fille se retrouve brusquement dans un nouveau pays. Derrière elle, la balançoire a disparu – enveloppée par un tissu (drap ? filet ?) recouvert d’étranges objets… En y regardant de plus près, ce sont… mais oui ! Des déchets ! Des objets du quotidien (sacs plastiques ou papier, bouteilles de lait, couvercles, etc.) qui sont froissés, cabossés, usés. Cousus sur ce drap qui flotte comme une vague ou s’envole comme un nuage, ils suggèrent le voyage – l’arrivée dans un nouveau lieu. Le rêve, peut-être ?

Mais non ! Notre héroïne ne rêve pas. La voici face à deux nouveaux personnages (Fidèle Baha et Hyacinthe Zougbo, deux marionnettistes et acteurs Ivoiriens) : ces deux frères, rois de la débrouille et de la récupération, vont l’aider à retrouver son livre… mais aussi lui apprendre à voir au-delà des mots, des idées-reçues et des différences. Grâce à eux, elle va comprendre autrement le sens des Fables – tout en questionnant le monde qui l’entoure : son histoire (post-)coloniale, sa fragilité écologique, ses inégalités économiques et sociales. Le voyage soudain de la fillette est aussi l’occasion de questionner « l’ici » et le « là-bas », à travers la dimension référentielle de ces expressions. Quand je dis « ici » ou « chez moi », je parle d’une réalité qui m’appartient… or, comme le rappellent les deux Hyacinthe et Fidèle, « ici » et « chez moi » sont aussi des mots qui appartiennent à notre interlocuteur·ice. Voilà qui remet les choses en perspective, en forçant à décentrer son regard.

Sous les branches du baobab

Mais alors, quel est le rapport entre La Fontaine, la Côte d’Ivoire, les déchets et le recyclage ? Eh bien, c’est tout l’enjeu des Fables du Baobab, comme l’explique Fidèle Baha : « Hyacinthe et moi avons grandi en Côte d’Ivoire et appris le français avec les Fables de La Fontaine. Elles nous étaient enseignées à l’école […] Personne ne pouvait y échapper[1] ! » Expression de la langue du Beau Siècle (le XVIIe siècle), que la France a depuis la IIIe République cherché à valoriser en tant que corpus à transmettre via l’enseignement de la littérature (pour des raisons d’unité patriotique et linguistique, principalement), les Fables de La Fontaine se sont imposées en Côte d’Ivoire et ailleurs comme un outil de domination coloniale. Les apprendre aux élèves, c’était transmettre non seulement une langue, mais aussi une culture et une histoire – celle de l’instance dominatrice, appelée à remplacer parlers et savoirs vernaculaires.

Toutefois, comme l’expliquent Fidèle Baha, les Fables constituent également une part de l’héritage de chaque enfant – même si la manière de les enseigner (par exemple, via l’apprentissage par cœur, sans comprendre le sens) : « Comme il y a beaucoup de similitudes avec les contes africains (la présence d’animaux personnifiés, une morale à la fin, …), on les considérait au même titre que nos fables traditionnelles. Elles nous ont accompagnés et nourris dès le plus jeune âge, de sorte que nous les considérons aussi comme notre patrimoine. » Hyacinthe Zougbo renchérit : « Pourquoi montrer La Fontaine en tant qu’Africains ? Ici, nous sommes des étrangers, mais les Fables de La Fontaine ont marqué notre enfance comme la vôtre. C’est une matière qui nous rapproche. »

Rapprocher deux manières de lire La Fontaine, c’est exactement ce que font Michel Beretti (qui signe le texte) et Olivier Périat (à la mise en scène). L’amitié entre la petite fille et les deux frères se tisse véritablement autour de ces fables communes, qu’iels lisent, racontent, s’approprient… pour finalement coconstruire un sens commun qui les fait grandir dans l’échange avec l’autre. Symbole de la littérature orale vernaculaire, le baobab abrite ces histoires échangées : c’est sous ses branches que, traditionnellement, les griots (conteurs et conteuses) viennent narrer, en s’accompagnant de musique. Les trois héros des Fables du baobab deviennent à leur tour des griots, en transposant La Fontaine dans leur propre système de compréhension. On croise ainsi, et avec beaucoup de jubilation, les couples animaux emblématiques de La Fontaine : la cigale et la fourmi, le corbeau et le renard, le lièvre et la tortue, le lion et le rat…

Dernière décharge avant le début des fables

Mais raconter des histoires ne suffit pas : il faut, encore, les donner à voir. C’est là qu’interviennent les marionnettes de la Cie Pataclowns. Leur particularité ? Être fabriquées à 100% en matériaux recyclés. Dans leur pratique artistique, Hyacinthe Zougbo et Fidèle Baha ne s’approprient pas seulement des fables qu’ils recyclent à leur manière ; ils travaillent également des objets considérés comme des déchets… ceux que « l’Occident » déverse sur les rivages de la Côte d’Ivoire, mais aussi ailleurs en Afrique.

« Comme la morale fait partie de l’ADN de la fable », explique Fidèle, « nous assumons très ouvertement le message que nous souhaitons faire passer avec notre spectacle : à la société occidentale, où la consommation règne, nous souhaitons montrer qu’on peut créer mille et une choses sans devoir consommer. C’est pour cela que la plupart des éléments du spectacle – des marionnettes à la scénographie – sont entièrement créés à partir de matériaux naturels ou de déchets (non organiques). Depuis que nous sommes petits, nous avons créé nos jouets, puis nos marionnettes, de cette même manière. » Avec l’aide de Judith Dubois (scénographie), Hyacinthe Zougbo et Fidèle Baha ont réinventé les animaux de La Fontaine, en choisissant à chaque fois les matières qui correspondaient le mieux à leur caractère ou leur manière de bouger : une fourmi en armure (avec des boîtes de conserve), un renard malin et dansant (tout en serpentins coupés dans de vieilles canettes), un corbeau malingre (avec une structure faite grâce à un vieux parapluie), une tortue peu pressée (des chambres à air de pneus)…

Paroles animales, paroles militantes

Ce qui touche, enfin, c’est la place donnée à la parole animale dans Les Fables du baobab. Contrairement à La Fontaine, les animaux ne sont pas simplement un prétexte pour dire quelque chose sur les sociétés humaines – il ne s’agit pas uniquement de voir le monde à travers la lorgnette de l’anthropomorphisme. Car les deux frères qui vont guider la fillette possède aussi un chien : la malin Tigun, fait avec de vieux torchons. Chien réel ? Chien imaginaire ? Qu’importe, au fond ! Car Tigun va jouer un rôle essentiel. C’est lui qui aidera les enfants à déterrer le sens des fables – celles de La Fontaine, mais aussi celles, ivoiriennes, qui vont peu à peu infuser dans la langue française. Tigun ne sera pas seulement le porte-parole du sens ; il jouera aussi le rôle d’ambassadeur de la cause vivante. Grâce à lui, une réflexion écologique se mêle à la réflexion linguistique et post-coloniale. L’espèce humaine a-t-elle le droit de considérer cette planète comme la sienne propre ? D’y semer des déchets délétères ? D’y exploiter les autres vivant·e·s – faune et flore ?

Sans jamais quitter l’imaginaire et l’humour, Les Fables du baobab entremêlent des questionnements complexes dans ses facéties animalières et poétiques. Si le militantisme devait suivre une route ludique, joyeuse et intelligente, ce serait bien celle-ci : celle qui nous fait réfléchir sans imposer, rêver sans culpabiliser… celle, en somme, qui nous aide à grandir.

Merci.

Magali Bossi

Infos pratiques :

Les Fables du baobab, de Michel Beretti, du 4 au 22 décembre 2024 au Théâtre des Marionnettes de Genève, puis reprise le 15 janvier 2025 à l’Usine à Gaz de Nyon.

Mise en scène : Olivier Périat

Avec Fidèle Baha, Hyacinthe Zougbo et Fanny Brunet

https://www.marionnettes.ch/spectacle/les-fables-du-baobab

https://usineagaz.ch/event/les-fables-du-baobab/

Photos : © Carole Parodi

[1] Extrait du carnet de salle. L’ensemble des citations est tirée du même document.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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