Toute la contemporanéité de Balzac à Meyrin
Le Forum Meyrin accueille Pauline Bayle et sa Cie À Tire-d’aile, pour une mise en scène surprenante du chef-d’œuvre et dense roman de Balzac, Illusions perdues. Porté par cinq comédien·ne·s et une étonnante absence de décor, le spectacle émerveille. Tout simplement grandiose.
« Votre Lucien est un homme de poésie et non un poète, il rêve et ne pense pas, il s’agite et ne crée pas.[1] »
Lucien Chardon, ou de Rubempré, comme il aime à se faire appeler en reprenant le nom de sa mère, débarque à Paris bercé d’illusions. Persuadé que ses vers vont émerveiller la ville lumière, il déchante bien vite. Rapidement abandonné par Mme de Bargeton, qui devait être sa muse et l’introduire dans le grand monde, il se tourne vers le journalisme pour faire ses armes et se faire un nom. C’est à l’occasion d’une critique qu’il rencontre Coralie, une jeune actrice dont il tombera éperdument amoureux. Bien vite pris dans l’engrenage d’un monde où tous les coups sont permis, il s’immiscera malgré lui dans les luttes qui le dépassent, entre royalistes et libéraux, artistes au grand cœur et journalistes à la plume acerbe, sans jamais parvenir à trouver véritablement sa place. Son ascension sociale s’avérera rapide et plutôt impressionnante, mais gare à la chute, qui pourrait bien n’en être que plus violente…
« C’est ignoble, mais je vis de ce métier, moi comme cent autres ! Ne croyez pas le monde politique beaucoup plus que ce monde littéraire : tout dans ces deux mondes et corruption, chaque homme y est ou corrupteur ou corrompu. »
Pauline Bayle s’attaque ici à un monument de la littérature française : une ribambelle de personnages, une histoire dense et complexe. Ce n’était donc pas une mince affaire que de faire tenir ce récit en 2h30 à peine (qu’on se le dise, on ne voit pas le temps passer !) L’adaptation qu’elle a faite du texte pour la scène revient à l’essence de ce dernier, en reprenant tous les moments clés de la vie de Lucien : son départ d’Angoulême ; ses rencontres avec les artistes, journalistes et autres personnages influents de la vie parisienne ; ses articles fameux ; les spectacles marquants auxquels il assiste ; sans oublier les repas et autres salons… Surtout, dans sa mise en scène aux choix particulièrement audacieux, Pauline Bayle prend un parti très contemporain. À commencer par le dispositif scénique, qu’on ne vous dévoilera pas ici, au risque de gâcher l’effet de surprise. Disons simplement que cela crée une proximité avec le public, qui entre ainsi complètement dans cette histoire, comme s’il était plongé dans le roman.
En guise de décor, la scène est simplement recouverte d’un tapis blanc. Ce dernier, d’abord immaculé, se salit petit à petit, à force des pas et déplacements des différentes protagonistes, jusqu’à finir presque complètement brun, comme s’il avait été traîné dans la boue. Une belle métaphore, tout en subtilité, du parcours de Lucien, de ses espoirs jusqu’à sa chute, alors que toutes ses Illusions sont perdues.
« Là où l’ambition commence, les naïfs sentiments cessent. »
Sur scène, iels ne sont donc que cinq – Manon Chircen, Zoé Fauconnet, Anissa Feriel, Frédéric Lapinsonnière et Adrien Rouyard – pour incarner tous les personnages de cet immense roman. Tou·te·s endossent donc plusieurs rôles, à l’exception d’Anissa Feriel, qui incarne Lucien. Les changements de costumes et d’accessoires se font, pour la plupart, à vue. On pourrait alors penser qu’on aurait tendance à être perdu·e, mais il n’en est rien. Chaque personnage est facilement reconnaissable à sa tenue, sa coiffure, sans compter qu’il est souvent nommé par celles et ceux qu’il croise. Ce choix permet au spectacle d’être particulièrement rythmé, avec une énergie sans cesse renouvelée et un dynamisme constant. Ajoutons à cela énormément de mouvement, avec des comédien·ne·s qui ne sont presque jamais statique, tournant en rond sur le tapis durant les dialogues ou changeant régulièrement de position. Comme si on était dans un cercle vicieux, ou un cycle infini…
« Il habitait un de ces rêves d’or où les jeunes gens, montés sur des si, franchissent toutes les barrières. »
Pour éviter les temps faibles, dans un spectacle qui dure tout de même 2h30, Pauline Bayle a également l’intelligence d’intégrer quelques extraits de spectacles auxquels assiste Lucien, durant lesquels Zoé Fauconnet, alias Coralie, démontre tout son talent. Accompagnée d’une musique moderne – tout en rythmes, percussions et sons électroniques – et d’une lumière tamisée, elle permet de mettre des images sur les mots de Lucien et de comprendre la fascination de ce dernier pour la jeune actrice.
Revenons-en également au choix d’Anissa Feriel pour incarner Lucien de Rubempré. Dans le roman, ce dernier est décrit, entre autres, ainsi : « Son visage avait la distinction des lignes de la beauté antique : c’étaient un front et un nez grecs, la blancheur veloutée des femmes, des yeux noirs tant ils étaient bleus, des yeux pleins d’amour, et dont le cristallin le disputait en fraîcheur à celui d’un enfant. » Le fait d’avoir choisi une comédienne, au-delà de rappeler ce que faisait souvent Shakespeare, permet de surprendre le public, mais aussi de coller parfaitement à cette description, en ajoutant encore une réflexion différente au spectacle. Lucien attire par sa beauté, mais aussi par la qualité de sa plume. En ce sens, il devient une figure de tentateur, lui-même tenté par le journalisme, dans toutes les bassesses que cela comprend, dans la vision de Balzac. Traditionnellement, ce genre de figure s’apparente plutôt à des femmes, du moins dans ce qu’en présente l’auteur. Voilà la boucle bouclée et cette décision encore plus subtile qu’il n’y paraissait.
« Ne voyez dans les hommes, et surtout dans les femmes, que des instruments. Mais ne le leur laissez pas voir. »
La mise en scène épurée et les costumes sobres – et contemporains – permettent également à la langue de Balzac d’être mise en avant. Elle résonne ainsi magnifiquement dans les bouches de cette talentueuse troupe, qui lui rend parfaitement hommage. Chaque terme est minutieusement choisi et rien ne semble de trop. En écoutant ce récit, on est alors surpris par l’impressionnante contemporanéité du propos. Tout ce qu’écrit Balzac paraît encore vrai aujourd’hui. Cela l’est peut-être, certes, un peu moins sur le pouvoir des journalistes et l’influence qu’ils ont sur le monde. Mais ceux-ci ont tout simplement été remplacés par les réseaux sociaux et les informations – vraies ou fausses – véhiculées et que tout le monde ou presque écoute ou lit. Ce qui marque, c’est aussi cette volonté de Lucien de tout vouloir tout de suite, sans attendre. Un mal qu’on dit souvent propre à notre génération, comme quoi cela ne date pas d’hier… Cette impatience, omniprésente dans l’esprit du jeune homme, l’est tout autant de nos jours, au risque de vendre son âme au diable. Le parallèle est alors facile avec notre société de consommation et les pratiques de dropshipping qui se multiplient…
Le fond de l’histoire et les moyens sont certes différents aujourd’hui, mais les dynamiques décrites par Balzac demeurent les mêmes. On comprend alors mieux les choix audacieux de Pauline Bayle dans sa mise en scène, pour faire résonner le propos au plus près de nos vies d’aujourd’hui, sans pour autant toucher à la langue de ces Illusions perdues. On se dit alors que les personnages qui se dévoilent sous nos yeux, et cette lutte pour la réussite, pourraient tout à fait être contemporains. Et les mots de Balzac résonnent encore :
« Les belles âmes arrivent difficilement à croire au mal, à l’ingratitude, il leur faut de rudes leçons avant de reconnaître l’étendue de la corruption humaine. »
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Illusions perdues, d’après le roman d’Honoré de Balzac, adaptation de Pauline Bayle, les 16 et 17 octobre 2024 au Théâtre Forum Meyrin.
Mise en scène : Pauline Bayle
Avec Manon Chircen, Zoé Fauconnet, Anissa Feriel, Frédéric Lapinsonnière et Adrien Rouyard
https://www.meyrinculture.ch/activites/illusions-perdues
Photos : © Simon Gosselin
[1] Toutes les citations sont issues du roman.