Les réverbères : arts vivants

Trois merveilleuses sales gamines

Avec Les bonnes sœurs à contresens, dans le cadre du festival C’est déjà demain, on passe trois quarts d’heure de bonheur décoiffant autour d’une drôle d’urne. C’est politiquement incorrect, un peu absurde, tout à fait assumé et totalement jouissif.

Que se passe-t-il derrière la porte d’un pensionnat pour jeunes filles ? Ça fumotte pas mal ensemble, ça baisouille un peu parmi et ça dit des gros mots bien en rupture avec l’autorité morale du lieu. Ça montre une partie « clean » : petit débardeur et col de chemise en v. Et ça cache le côté sombre de la force : jeans délavés et chaussures rangers.

Ce petit lieu coupé du monde se prête idéalement à la situation proposée. Une des quatre jeunes femmes de la chambrée s’évapore. On suppose le drame, ceci d’autant plus que l’une des trois restantes revient avec les prétendues cendres de la disparue. Elles décident alors de faire une cérémonie en hommage à l’absente Anita, ceci sous le regard multicolore d’une déesse vulvienne qu’on vénère d’un coup de pouce équivoque.

Le dit-office perdra pourtant très vite en solennité pour permettre aux trois hilarantes comédiennes de déployer toute l’étendue de leurs multiples talents :  fraîcheur et liberté du swing de l’écriture du trio, rythme endiablé des répliques, comique des personnages et des regards, engagement généreux des corps, qualité de l’interprétation des chansons qu’elles soient parodiées (pouffante adaptation de l’Aziza[1]) ou interprétées a cappella de façon cristalline (magnifique solo couché sur I Say a Little Prayer[2]), successions de séquences délirantes comme celle de la charmeuse de fantômes qui cherche à faire sortir l’âme de l’urne à coup de flûte à bec d’école primaire. Ou encore celle du jeu de la mouche avec les cendres (qui nous renvoie à l’idée du fou-rire pendant un enterrement)… Bref, que des choses qui ne se font pas et qui font pourtant tellement de bien quand elles se font… Ainsi font, font, font…

En plus, dans ce bazar spirituo-pulsionnel un peu dingue, il y a du fond, donc. On parle quand même de la grande énigme universelle de la non-pérennité de l’être… De nos fragilités face au deuil. Des manières de faire face à l’absence. Mécanismes de défense et catharsis pour trois merveilleuses sales gamines qu’on suppose amies depuis belle lurette.

Amies… ou sœurs ? Est-ce qu’il y aurait un lien avec… ? Oui, non ? Annie, Anaïs et Anissa sont toutefois aux antipodes de Macha, Olga et Irina, les plus célèbres sœurs du répertoire[3]. Si celles-ci, du fin fond de leur campagne russe du XIXème siècle, voient leur vie s’étioler dans l’ennui du temps qui passe, les bonnes sœurs à contresens du XXIème, elles, sont à l’aube d’une émancipation qu’on imagine radicale, excitées par tous les plaisirs de leur jeune âge, en rupture avec l’éducation traditionnelle subie[4]. Elles sont en quelque sorte un antidote au désespoir tchekhovien puisque leur célébration théâtrale impétueuse nous (re)donne la banane et démontre à merveille que « la vie est une chose bien trop importante pour en parler sérieusement »[5]. Chapeau bas, Mesdames. C’est avec des artistes comme vous que c’est déjà demain. Et c’est tant mieux.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Les bonnes sœurs à contresens, d’Alexia Hebrard, Isaline Prévost Radeff et Georgia Rushton, le 8 et le 9 avril 2022 au Théâtre du Loup, dans le cadre du festival C’est déjà demain

Production : Cie les Mains croisées

Mise en scène et interprétation : Alexia Hebrard, Isaline Prévost Radeff et Georgia Rushton

Photos : © Pauline Humbert

[1] L’Aziza, de Daniel Balavoine, extrait de l’album « Sauver l’amour » (1985)

[2] I say a little prayer, d’Aretha Franklin, extrait de l’album « The windows of the world » (1968)

[3] Les trois sœurs, d’Anton Tchekhov (1900).

[4] La loi – autorité autoritariste qu’on craint et dont on se moque – représentée dans le spectacle par la voix off de celle qu’on imagine être la sœur principale du pensionnat, supérieure de Sœur Mandala et Sœur Mandarine…

[5] Citation d’Oscar Wilde

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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