Une Alice revisitée dans À Merveille
Cette saison encore, La Pépinière propose des interviews des artistes présent·e·s au Théâtre du Loup. Aujourd’hui, nous rencontrons Nalini Menamkat, pour son spectacle À Merveille, inspiré du roman de Lewis Carroll, qui clôturera l’année 2024.
La Pépinière : Nalini, bonjour, et merci de nous recevoir. Votre spectacle s’inspire donc librement d’Alice au Pays des Merveilles, avec ce passage de l’enfance à l’âge adulte. Quel apport cela a-t-il de passer par ce prisme du fantastique pour raconter ce passage qu’on a tou·te·s connu ?
Nalini Menamkat : C’est le voyage initiatique qui me plaisait. Le genre fantastique permet la dimension métaphorique, donc il ouvre d’une certaine manière la potentialité des significations. C’est un spectacle qui peut être pour des adolescent·e·s et adultes, mais dans mon esprit je ne l’ai pas pensé comme un spectacle pour enfants. Mais je trouvais que ça permettait de voyager à travers des sens qui étaient peut-être plus larges, en créant des échos et des superpositions entre différentes strates. Il y a la base de Lewis Carroll, puis tous les ajouts qui se sont superposés. C’est une figure qui a inspiré tellement d’œuvres. Je pense que c’est aussi lié à quelque chose chez Lewis Carroll qui est en quelque sorte irrésolu. Moi, ça m’a toujours frustrée qu’Alice, à la fin, après un voyage aussi éprouvant, se réveille et retourne boire le thé. Donc, il y a la dimension onirique, même si pour moi, c’était très clair que je ne voulais pas déguiser des comédien·ne·s en lapin. Mais je trouvais qu’il y avait dans ces figures-là, dans les rencontres qu’elle faisait, des échos que je pouvais faire avec des personnages de l’histoire contemporaine. Si on prend justement le lapin qui est toujours en retard, toujours stressé, toujours mis sous pression… ou bien cette figure très tyrannique de la reine… En fait, j’arrivais à relier les différents personnages à des expériences personnelles du monde dans lequel je vis. Je me suis appuyé sur la structure narrative et j’ai emprunté des personnages que j’ai ensuite transformé à ma sauce personnelle et contemporaine. J’étais dans des classes, et les jeunes connaissent presque tou·te·s Alice au Pays des Merveilles. C’est quand même une référence qui est connue, que ce soit par Disney, Tim Burton, ou encore d’autres œuvres … Je trouvais que c’était une référence assez transgénérationnelle, qui rassemble.
La Pépinière : Vous avez dû remettre aussi cette histoire au goût du jour, avec une dimension plus sociale. Quels éléments avez-vous retenus du conte ? Qu’est-ce qui vient plus de la réalité ?
Nalini Menamkat : Je me suis effectivement intéressée aussi au contexte social. Chez Lewis Carroll, c’est une famille aisée, qui est prise dans les codes de cette époque victorienne, donc des codes sociétaux très établis, très rigides, de comment on doit ou pas se comporter. Et même si aujourd’hui on n’est plus dans ce modèle éducatif aussi rigide, je pense que néanmoins cette question de la norme est très forte, surtout en Suisse. Donc c’est un des éléments que je trouvais intéressants chez Lewis Carroll, et je trouvais qu’il rentrait en résonance avec le monde contemporain. Pour moi, le théâtre doit vraiment parler d’aujourd’hui. Il y a des figures pour lesquelles je trouvais plus de résonance contemporaine et puis d’autres moins. Donc c’est comme ça que j’ai fait mes choix. Je me suis aussi beaucoup posé la question du contexte dans lequel cette Alice grandit, en me demandant à quoi ressemblent ses parents. C’est un élément qui est un peu hors champ chez Lewis Carroll. On le comprend par des bribes dans l’histoire, notamment dans le rapport à la langue, où elle utilise des mots qu’elle ne devrait pas utiliser. Au Pays des Merveilles, on lui reproche toujours d’être un peu à côté des attentes qui, en même temps, sont constamment fluctuantes, illogiques et difficiles à saisir. Je trouve qu’aujourd’hui, il y a toujours cette double notion de vouloir beaucoup normer – ce que je ressens aussi moi en tant que parent vis-à-vis de mes enfants – et en même temps ce grand besoin aussi que nos enfants soient extraordinaires. Je trouve que ces deux pôles créent une tension familiale et sociétale. C’est cette dimension qui m’a intéressée. Ensuite je me suis demandé ce qui arriverait à cette Alice, si elle vivait aujourd’hui : qui elle rencontrerait, comment elle gérerait aussi ses attentes, et surtout comment elle sortirait de ce voyage ? Même chez Lewis Carroll, c’est assez violent ce qu’elle vit : elle est trop petite, elle est trop grande, elle n’est pas assez ci, elle n’est jamais adéquate, un mot veut dire une chose puis une autre… Elle n’a jamais les bonnes clés pour avancer.
La Pépinière : Il y a donc toute une tension sociale, voire sociétale en toile de fond de ce spectacle ?
Nalini Menamkat : Oui, et il y a aussi cette volonté de se rendre dans un pays dont on dit qu’il est merveilleux, mais qui en fait est très loin de l’être. Je trouve qu’il y a aussi cette lecture, mais c’est vraiment plus en arrière-plan, de la migration, de vouloir entrer dans un lieu qui doit nous sauver, qu’on idéalise, et se retrouver face à une réalité où notre langage, nos codes n’ont plus de prise sur le réel. Il y a aussi cette résonance un peu plus politique même si elle n’est pas forcément visible au premier abord.
La Pépinière : Il y a donc toute cette question d’éducation, des normes sociales, à aborder par le prisme du conte. Et puis il y a cette notion sociologique des parents hélicoptères[1], qui m’a beaucoup intriguée ! Pouvez-vous m’en dire un peu plus là-dessus ?
Nalini Menamkat : Je crois que ce terme vient du Canada. Il y a eu un basculement très important, dans les 50 dernières années, concernant la place de l’enfant au sein de la famille, la pression qu’ont les enfants et qu’on ressent aussi en tant que parent… Je pense aussi que le fait d’avoir des enfants plus tard, cela change notre rapport à eux. Ce sont sans doute moins les enfants qui s’adaptent que nous qui nous adaptons à eux. On a également moins d’enfants qu’avant. Et puis, il y a l’éducation, la parentalité positive qui est apparue depuis quelque temps. Il y a quand même une grande difficulté, je trouve, pour quelque chose qu’on fait depuis des millions d’années, à savoir élever des enfants. Il y a un nouveau contexte éducationnel avec lequel moi-même je suis aux prises, auquel je suis aussi confrontée et qui m’interroge. Je trouve intéressant que le mal-être puisse venir d’une sorte d’excès de soucis et d’inquiétude, et pas seulement d’une dimension qui serait la maltraitance ou l’abandon. J’avais vu cette émission où un parent essayait d’apprendre à faire du vélo à son enfant, mais il avait tellement peur qu’il tombe qu’il n’osait plus lâcher le vélo. Et l’enfant finissait par tomber parce qu’on ne le laissait pas apprendre à tomber. Et en même temps, je me sens moi-même totalement engluée dans cette problématique, donc je ne critique absolument pas les uns et les autres. J’essaie d’empoigner des problématiques qui, pour moi-même, ne sont pas résolues. Cela m’a questionnée aussi par rapport à un besoin qu’on a de rentrer dans un certain moule ou un certain cadre. Et en même temps, on est dans ce monde ultra compétitif, où on pense que pour que nos enfants s’en sortent, il faut qu’ils développent une sorte de qualité extraordinaire. Ce paradoxe-là, je le trouve éminemment théâtral, parce que ça crée du conflit. Donc j’ai pas mal lu sur ces parents dits hélicoptères, avec cette tension entre la volonté d’être très protecteur et tout d’un coup devenir complètement tyrannique. Cet endroit-là, il est très perméable aussi à la violence. Cela pose aussi la question de la place qu’ont les jeunes pour se tromper, pour avoir des trajectoires qui sont diversifiées.
La Pépinière : Concernant l’esthétique du spectacle, elle sera donc assez suggestive : rappeler le conte mais sans être dans quelque chose de très figuratif, comme vous disiez avant. Ne pas déguiser les gens en lapin. À quoi cela va-t-il ressembler ?
Nalini Menamkat : J’ai gardé des éléments qui sont évocateurs. On est dans un espace très ouvert pour qu’on puisse passer rapidement d’une scène à l’autre. J’avais aussi envie qu’il y ait une sorte de perméabilité assez grande au niveau des déplacements, des changements de personnages. La première scène, qui se passe chez Alice, contient tout ce qui se déploie dans la pièce après. Donc il n’y a rien qui n’existe pas dans la première scène. Tout est relié, c’est une sorte de boîte qui s’ouvre. Et puis ensuite, toute la pièce va puiser dans cette scène initiale pour se déployer dans un univers qui est juste un peu biaisé, décalé. On crée un frottement avec le réel. Mais effectivement, je n’avais pas envie de transporter l’esthétique du conte trop loin. C’est quand même dans une forme de réalisme, pour que les résonances soient plus présentes.
La Pépinière : Il y a une volonté de garder cette tension entre fiction et réel, avec ce côté métaphorique. Au niveau de la scénographie, il y aura aussi tout un jeu autour des reflets, des miroirs, avec cette dimension labyrinthique qu’on retrouve bien évidemment dans le conte original ?
Nalini Menamkat : Effectivement ! Le labyrinthe a vraiment été une des premières pistes. Cela a alimenté tout ce questionnement : comment est-ce qu’on pouvait, à partir d’un espace unique, proposer une sorte de pluralité de paysages ? Forcément, ça passe plus par le costume et par une possibilité de glisser rapidement, de garder un rythme d’une scène à l’autre. Donc il n’y a pas de changement de décor : il est vraiment très suggestif. Ce sont les rencontres qui vont structurer la progression, et puis le personnage d’Alice qui va, dans son évolution, créer le décor, d’une certaine manière.
La Pépinière : Le spectacle avait à l’origine été créé au Galpon, durant la période du Covid. Qu’est-ce qui a évolué depuis la première création ?
Nalini Menamkat : Ce qui est agréable, avec cette épaisseur de temps, c’est qu’on a plus de recul sur notre travail, ce qui est assez précieux. Il y a eu différentes phases : l’annulation suite au Covid, le décès d’un des comédiens qui faisait partie du spectacle. Ce sont des étapes qui influent sur le projet. Il y a donc eu un long temps de repos, jusqu’à ce qu’on obtienne un fonds de transformation qui nous a permis de faire la captation, grâce à laquelle on a pu le proposer dans des théâtres. On avait déjà fait quelques ajustements à ce moment-là. Évidemment je travaille aussi à partir des comédien·ne·s, et comme il y en a un qui a changé, on a aussi retravaillé en fonction d’une nouvelle dynamique. Je dirais que c’est plutôt au niveau de l’écriture, le fait d’avoir une captation et de pouvoir la regarder m’a permis de me rendre compte de beaucoup de choses, au niveau du rythme par exemple, ou un motif qui n’était pas assez exploité. Donc je dirais que j’ai creusé encore un peu au niveau de l’écriture. Il y a aussi des choses très pragmatiques qui influencent les décisions. La comédienne qui joue Alice était enceinte à l’époque, donc on avait fait un costume dans lequel on l’avait « enrobée » pour qu’elle puisse être à l’aise avec son corps. Et on avait gardé cette piste-là d’un enfant qui était plutôt enrobé. Cela faisait totalement sens. Aujourd’hui évidemment elle n’est plus enceinte, donc il y a des costumes à refaire. Et puis il y a des personnages dont je n’étais pas tout à fait contente, donc avec la costumière Éléonore Cassaigneau, on a retravaillé sur certaines silhouettes. Les évolutions se font par touches. Il n’y a pas une refonte totale, mais il y a des choses qui se sont précisées grâce au recul. Et je dirais aussi que la société n’a pas entièrement changé depuis 4 ans. Donc, par rapport à la thématique, je n’avais pas le sentiment que j’étais tout d’un coup à côté de ce qui se jouait maintenant.
La Pépinière : Nalini, merci beaucoup pour ce moment d’échange passionnant ! Rendez-vous donc dès le 6 décembre au Théâtre du Loup !
Fabien Imhof
Infos pratiques :
À Merveille, de Nalini Menamkat et la Cie d’un instant, du 6 au 15 décembre 2024 au Théâtre du Loup, puis repris le 9 janvier au Théâtre Benno Besson et le 24 janvier au Casino Théâtre de Rolle.
Mise en scène : Nalini Menamkat
Avec Laurie Comtesse, Etienne Fague, Céline Goormaghtigh, Sabrina Martin, Baptiste Morisod
https://theatreduloup.ch/spectacle/a-merveille/
Photos : ©Florent Gaillard
[1] Ce terme sociologique désigne un parent surprotecteur, surtout durant les premières années de la vie de l’enfant : https://naitreetgrandir.com/fr/etape/1_3_ans/viefamille/parent-helicoptere/