Les choses dites… ou plutôt non-dites !
Les Amis musiquethéâtre est le lieu de toutes les rencontres, et même les plus surprenantes ! Du 20 au 24 novembre s’est tenue (à salle comble) la déclamation bilingue du recueil de poèmes Les choses dites dite par… Nancy Huston elle-même !
La soussignée s’est rendue ce samedi 23 novembre à une représentation que l’on pourrait qualifier… d’inoubliable ! Sur scène, Nancy (et pas Whitney) Huston, micro en main. À sa droite, une accordéoniste, Christelle Sautaux, et à sa gauche, un comédien, Patrick le Mauff, qui lira la version française du texte.
Nancy conte avec sa voix et son corps le récit d’une histoire d’amour « ratée » entre elle et un mystérieux auteur américain, dont on n’obtiendra pas le nom de la pièce.
En lisant le descriptif sur le site des Amis musiquethéâtre, je me serais attendue à un encliquetage de vers glissant sur un vieil accordéon un peu rouillé, mais que nenni ! L’effet rendu ce soir était tout autre ! L’accordéon très jazzy et truculent s’accordait parfaitement avec la voix vibrante, sarcastique et accrocheuse de Nancy, combinée avec la verve tout aussi fortiche de Patrick le Mauff. Deux silhouettes diffusées sur un écran en arrière-fond complètent la toile, qui se fond entre humour, passion et tension (les deux vont ensemble en général).
Les choses dites, écrit en 1991 à l’intention de son amant, n’avait pas vocation à être publié. Elle en déclamera des bouts sur scène (comme ici) ou en lira des extraits à la radio. Ce n’est qu’en 2023 qu’elle publiera chez l’Iconoclaste son recueil de poèmes. Cette œuvre est la chronique d’un amour voué à l’échec et plus encore, le témoignage d’une femme déçue, deceived, un peu détruite, qui pourrait appartenir à n’importe quelle femme.
Écrit originellement en anglais (rappelons que l’amant est états-unien), le recueil sera traduit en français par Nancy Huston elle-même ! La version française est plutôt convaincante, même si l’original est de toute façon imbattable.
Le mal et le mâle, à l’origine des mots
Nancy Huston aurait voulu à travers cette relation – franchement toxique – et la chronique faite dessus, se débarrasser de ses vieux démons, en les partageant, en les sublimant.
Née en 1953, Nancy fait ses premiers pas dans la poésie à l’âge de 10 ans. Influencée par les mouvements féministes des années 70, Nancy y a plongé sa plume et sa force. Une femme de convictions. Et de maux. Il faut dire que la vie n’a pas toujours gâté la poétesse, qui a connu une enfance et adolescence plutôt troubles, avec une mère absente et des crises d’anorexie suivies d’envies suicidaires. Mais c’est dans ce vécu et ses traumas qu’elle trouvera l’inspiration pour ses romans et ses essais. Exprimer, extirper le mal et faire vibrer une voix qui aurait voulu dire mille choses.
Car au final, ce sont les non-dits qui finissent par se faire entendre… le plus fort.
« On rêvait d’élever des cochons et des anges »
« On rêvait d’élever des cochons et des anges. On rêvait de devenir des cochons et des anges. » Cette tirade issue du recueil résume parfaitement le rêve amoureux de notre protagoniste, qui se projette dans l’incarnation d’un rêve qu’elle sait pourtant d’avance hors de portée, comme elle l’annoncera lors du début du spectacle. Cette liaison rappelle sans doute l’affaire Outre-Rhin Ingeborg Bachmann / Max Frisch (à cet effet, le Grütli aura diffusé cette année Reise in die Wüste, excellent biopic sur ce duo électrique), qui a commencé à peu près dans la même veine : une catastrophe signée d’avance qui coûtera cher à l’intéressée.
L’homme tel qu’il est décrit semble être le portrait-robot de ce que la société actuelle définirait comme un « pervers narcissique ». Mais bref, peu importe le terme. Allez accorder votre confiance à quelqu’un qui vous lance nonchalamment « Fais le tour de ma maison, tout est à toi » et qui promet de pouvoir se substituer à votre cœur dès les prémices d’une histoire. Ce type de déclamation « romantique », si elle peut être touchante à l’adolescence, s’avère plus inquiétante à l’âge adulte. Et pourtant… Nancy n’est pas dupe ! Dès le début elle se rit de tout ce « bullshit » comme elle l’appelle, et se moque à coups de sarcasmes des phrases adolescentes un peu nunuches telles que « même tes défauts, je les aime » ou des élans pseudo-amoureux de son amant. Elle a été prévenue depuis le début de toute façon… « C’est un loup solitaire depuis longtemps ».
Une histoire éclair qui aura duré au final entre janvier et juin 1991.
L’expression « on n’a pas élevé les cochons ensemble » prend tout son sens dans la brièveté de ce coup de foudre.
« Match nullissime »
C’est ainsi que se conclut le conte de l’écrivaine et de l’écrivain. Dans cette histoire, il n’y a ni perdant ni vainqueur. Seulement un récit, nuancé d’impressions et de commentaires de cette narratrice, qui revient sur sa propre histoire, avec un regard amusé, attendri, offusqué parfois, mais toujours empreint de poésie.
La fin de la pièce s’éteint avec Nancy Huston en voix solitaire. Lumière centrée sur cette voix qui s’éteint. Lentement. Et puis une ultime tirade, comme une prière :
« Prends bien soin de mes secrets ».
Que retenir de cette pièce ? Une Nancy Huston en forme, qui ne récite pas, mais qui joue. Elle joue son propre rôle, avec conviction et panache. Une mise en scène sobre, qui se concentre sur l’intéressée, où les voix de Huston et Le Mauff, s’alternent, se mêlent par moments, s’entrelacent, et alignent les non-dits et les ressentis de la narratrice.
Que conclure de cette relation ? Elle le dit elle-même. Elle a ri… jusqu’aux larmes.
Apolonia M.-E.
Infos pratiques :
Choses dites, de Nancy Huston, du 20 au 24 novembre 2024 aux Amis musiquethéâtre.
Avec Nancy Huston, Patrick Le Mauff et Christelle Sautaux (accordéon)
https://lesamismusiquetheatre.ch/choses-dites/
Photos : ©Apolonia M.-E.