Les réverbères : arts vivants

Une bombe d’amour

Seul en scène puissant et original accueilli à l’Espace Vélodrome pour la première fois en Suisse. Tiré du roman éponyme de Jérôme Colin (2018), ce Champ de bataille est une spectaculaire adaptation théâtrale de Denis Laujol servie avec brio par Thierry Hellin, éblouissant acteur-ours-caméléon, capable de faire passer le public par toutes les émotions en croisant sa petite histoire familiale avec la grande histoire du monde.  

C’est l’histoire d’un père – la quarantaine généreuse – faisant face à son fils de 15 ans affairé à son boulot d’ado. À savoir taper contre les murs familiaux pour voir si ceux-ci sont solides. C’est l’histoire d’un couple avec deux enfants (le grand frère, la petite sœur) qui essaie tant bien que mal de survivre à l’usure du temps qui passe. C’est l’histoire d’une puberté tourmentée : les portes qui claquent, l’école qui part en sucette, le dialogue en onomatopées… C’est l’histoire d’un Dieu déchu qui est réduit à ramasser les chaussettes puantes de feu l’enfant prodigue. C’est l’histoire d’une déclaration de guerre et d’un appartement familial transformé en champ de bataille.

L’auteur Jérôme Colin brosse ainsi le portrait d’un homme dans la tempête de sa vie qui affirme qu’avoir des adolescent·e·s à la maison, c’est entrer dans un vocabulaire pour le moins belliqueux. Et le comédien Thierry Hellin part au combat avec force, humour et émotion. Tour à tour impressionnant et fragile, il porte à bout de bras ce grabuge tragicomique. Pour faire face aux assauts répétés de son rival filial, le père se retranche dans les toilettes de la maison, ultime bunker inviolable. Et là, depuis ce havre de paix, il commente l’enfer de la bataille qu’il mène sur plusieurs fronts, le principal étant celui de son fils en phase de câblage neuronal…

C’est une riche idée que cette scénographie dépouillée avec un seul siège de toilette blanc qui trône (…) au centre de la scène. Au lointain, un grand écran de télévision sur lequel s’agence les pièces d’un puzzle de deux mille pièces qu’on pourrait imaginer être celui de la vie de ce couple en apparence ordinaire. Une vie éclatée dont le père, du fond de son réduit intime, cherche le sens dans le tumulte de l’époque. Le spectacle prendra d’ailleurs une tout autre dimension lorsque, racontant une soirée pendant laquelle Monsieur tente de reséduire Madame (« Ça a commencé quand, l’éloignement… ?), le couple sera rattrapé par l’actualité des attentats de Paris le 13 novembre 2015. La tragédie de la grande histoire qui s’immisce dans la comédie de la petite. Un voile – au sens figuré et propre – tombe alors sur le monde et la scène. Et la surprise est totale pour le public qui ne sait plus à quel type de spectacle il assiste…

À partir de ce coup de théâtre, les niveaux de lecture se multiplient. Ainsi on rit beaucoup quand le père apprend le renvoi du fils de l’école après avoir crié « Allah Akbar » dans la cour sans se douter le moins du monde de ce que cela voulait dire. On rit moins lorsqu’on se demande s’il ne serait pas impliqué dans les attentats de Bruxelles le 22 mars 2016… Et on est pris et repris par la poésie du père, confiné dans ses chiottes salutaires, consultant des dépliants de voyage en train autour du monde pour s’échapper de la pesanteur quotidienne.

Car les batailles sont multiples. Hormis la crise de l’ado, toute la violence du monde envahit l’appartement familial : l’absurdité du terrorisme, le système scolaire sclérosé  qui formate au lieu de créer, la logique capitaliste qui entretient et creuse les inégalités de classe (« Pourquoi je suis né dans une famille de pauvres qui peut même pas me payer le dernier iPhone ? »), le couple qui se délite (« Pourquoi on ne fait plus l’amour ? »), la psy plus attachée au prix de la séance qu’à la santé de son patient, le fantasme du Cialis (dérivé du viagra) pour un nouveau départ… jusqu’à l’accouchement du traumatisme de l’accouchement… mais ne dévoilons pas tout.

Pour donner à voir ce miroir de nos vies aux mille facettes, on se rend alors bien compte qu’il faut la puissance et la démesure d’un acteur de la trempe de Thierry Hellin afin de mener à bien ce seul-en-scène existentiel. Grâce à sa puissance d’évocation, il est capable de sublimer l’histoire banale et extraordinaire d’un père, ce géant aux pieds d’argile, en détresse face au monde qui s’écroule, sans repère, angoissé, maladroit mais honnête, sur le chemin qu’il fait vers son fils et finalement, vers lui-même. Et, dernier coup de théâtre, quand on croit à l’accalmie, une nouvelle bataille commence avec la petite sœur qui, à son tour, entre dans l’adolescence… Le monde est si cruel. Et si beau. Merci.

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Le champ de bataille, de Jérôme Colin, à l’Espace Vélodrome de Plan-les-Ouates le jeudi 16 mai 2024.

Adaptation et mise en scène : Denis Laujol

Avec Thierry Hellin

https://www.saisonculturelleplo.ch/le-champ-de-bataille

Photos : © Debby Termonia

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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