Les réverbères : arts vivants

Une maison de poupée en clair-obscur

Au Théâtre de Carouge, entre comédie et drame, Une Maison de poupée d’Henrik Ibsen mise en scène par Anne Schwaller. Le spectacle était à voir du 25 avril au 14 mai

Un mariage fragile comme un château de cartes

Le jour se fait  sur un plateau dont un angle fait face aux gradins. Une disposition qui invite dès les premières minutes à plonger dans un univers bancal. Des meubles simples,  des chaises, une table, un cheval de bois, un kit cadeau, le tout en bois clair. Tous les éléments d’un bonheur domestique sont là, et pourtant quelque chose ne va pas. La pièce est flottante et les objets semblent disposés sans cohérence. La voix de la Callas remplit l’espace de son timbre inimitable. C’est le personnage de Tosca qui d’abord hante la scène. Tosca cette femme amoureuse, malmenée, bousculée puis anéantie, dont la seule échappatoire sera de poignarder son bourreau.

Épouse dévouée, Nora gazouille, pépie, virevolte, parle avec l’enjouement agaçant d’une femme-enfant dont la seule ambition semble être de satisfaire au bonheur de son mari. Confite dans une joie naïve, Nora mettrait presque mal à l’aise. Cette sotte disposition à savourer un petit bonheur bourgeois semble être son horizon ultime et dérange dès le début de la pièce. Pourtant, Torvald, son époux semble très attendri par sa candeur, Il s’amuse de sa joie enfantine faite de petits riens, de cadeaux et de dépenses futiles.

Très vite le spectateur sent le faux dans la relation de Nora et Torvald. Sont-ils dupes de cette harmonie convenue ? Difficile à dire, mais une chose est certaine, chacun tient parfaitement son rôle. Mais il ne faut pas longtemps pour qu’Ibsen révèle ses intentions. Nora n’est pas la petite alouette que son mari se plaît à chérir. Non, Nora a sauvé son mari d’une mort certaine et pour cela a emprunté de l’argent. On découvre petit à petit combien cette femme a usé de subterfuges pour soigner son mari malade et  rembourser la dette contractée, à l’insu de ce dernier. C’est alors une femme emplie de sentiments nobles qui se révèle, capable de prendre des décisions importantes lorsque cela est nécessaire. Très vite la pièce tourne au drame. Celui d’une femme aux abois entre un maître chanteur sans scrupules et un mari à qui elle doit cacher des transactions comportant un faux en écriture. Se dessine alors une femme déterminée, prête à assumer ses actions. La mue a commencé. La pièce change alors de paradigme.

Un drame programmé

L’univers du couple bascule, les objets et les meubles, symboles d’une vie bourgeoise feutrée, s’entasse dans un coin de la scène comme pour un déménagement. Dans ce salon vide présage de leur chute, Nora danse. Malgré l’angoisse qui la tenaille, elle cède aux injonctions de son époux et répète une chorégraphie, qu’elle exécutera lors d’une soirée mondaine. Et la voilà dansant. D’abord classique et réservée, puis déchaînée sur une version de My way de Nina Hagen[1], pour terminer en rousse  flamboyante incarnant  Gilda la sulfureuse héroïne du film de Charles Vidor[2]. Nora sent le drame sourdre et la pousser aux confins d’elle-même.

Le mari découvre la situation dangereuse dans laquelle Nora l’a mis, mais quand bien même cette dernière n’a été guidée que par de nobles sentiments, Torvald accable Nora d’une disgrâce sans appel. Cette dernière tente une timide défense  puis se mure dans un lourd silence. Puis vient la rédemption par leur tortionnaire (Krogstadt).   Le mari croyant son honneur perdu réalise qu’il est maintenant sauf. La colère noire fait place au soulagement. Tout est oublié. Après avoir lapidé Nora à coup de durs reproches, il veut la reprendre dans ses bras.   À cet instant tout bascule et l’intensité du drame se déploie comme si toute l’action s’était tendue vers cet instant, où Nora opère une mue sans retour. Elle réalise la précarité de sa vie, de leur amour, de son honneur.  Elle prend une décision inimaginable, irrévocable : elle va quitter son mari, ses enfants afin de découvrir qui elle est vraiment et pouvoir répondre aux grandes questions de la vie.

Même si aujourd’hui la décision et le discours de Nora peuvent passer pour féministe, il serait réducteur de penser la pièce d’Ibsen dans cette unique perspective.

La prise de conscience de Nora est avant tout celle d’un être humain terrassé par une implacable et soudaine lucidité et qui trouve le courage de se relever pour faire face. C’est alors qu’il devient évident que l’homme comme la femme sont prisonniers de leur propre rôle. Si Nora réalise pleinement et avec force son besoin de comprendre où est sa vie, Torvald, lui, résiste et s’accroche désespérément à ses croyances et aux constructions mentales dont il est à la fois l’auteur et la victime. Désemparé, perdu, son monde intérieur s’écroule. Il tente de comprendre puis se tait. Et si le silence de Torvald était le terreau de sa mue à venir ? … celle qui permettra « que leur vie en commun puisse devenir un vrai mariage » (Nora à son mari)

Le jeu archétypal des acteurs renseigne sur l’intention dramaturgique d’Anne Schwaller : sous-tendre le renversement. Dès le début on ne croit pas un seul instant à cette pantomime du bonheur et le présage de la chute plane sur cette maison de poupée où la félicité factice volera en éclat pour faire place à d’autres possibles.

Katia Baltera

Infos pratiques :

Une maison de poupée d’Henrik Ibsen au Théâtre de Carouge du 25 avril au 14 mai.

Mise scène : Anne Schwaller

Avec Marie Druc, Marie Fontannaz, Julien George, Jean-Pierre Gos, Yves Jenny, Véronique Mermoud et, en alternance, Garry et Misha Conforty, Alice Anthamatten et Karolina Zurek, Chloé Baud et Delilah Regueiro

https://theatredecarouge.ch/spectacle/une-maison-de-poupee

Photo : © Carole Parodi

[1]Gilda est un film américain réalisé par Charles Vidor, sorti en 1946. C’est le troisième des quatre films dans lequel Vidor dirige Rita Hayworth, film qui fait de l’actrice un mythique « sex symbol » et constitue l’apogée de sa carrière. https://fr.wikipedia.org/wiki/Gilda

[2] https://youtu.be/YP3Uu9Rt6Gc

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *