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D’après photo : deux textes de Valérie Fivaz

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Valérie Fivaz qui prend la plume. Elle vous propose deux textes, écrits d’après photographies. Nous vous invitons à imaginer les images qui ont su inspirer ses mots… Bonne lecture !

* * *

L’abbé pécheur

Au son de l’orgue assourdissant, il sort de l’église, son habit sacerdotal se prenant dans le vent. L’ombre d’un sourire hante son visage, rapidement remplacé par une grande lassitude.

J’ai souvent entendu parler de ce curé, qui partageait le village en deux. Nous étions tous deux arrivés dans ce petit hameau au même moment, mais il avait beaucoup plus fait parler de lui. Je n’avais jamais fait que de l’observer et d’écouter ce qu’on en disait, en essayant vainement de comprendre quelque chose de lui.

Je le regarde se diriger vers une chaise adossée au mur en pierre, en-dessous d’une statue en bois de la Vierge Marie, rongée par les vers. Il la tire péniblement au soleil, s’y installe, lourdement, et pousse un long soupir. Se raclant péniblement la gorge, il fouille dans ses poches décorées de dorures compliquées.

D’une main, il tient un briquet, de l’autre un paquet de Marlboro, d’où il tire une cigarette, qu’il allume plus vite qu’un cierge. Il en sort aussi une paire de Ray-Ban, qu’il positionne sur son nez avant de marmonner : « quelle putain de journée. »

Il reste ainsi assis, morne et ennuyé, la cigarette à la main. Il repense à cette journée, infinie et ennuyeuse, comme toutes les autres. La messe, les baptêmes, les communions, les morts et les naissances se succèdent, sans qu’aucun évènement ne se distingue des autres. Il ricane. Puis de toute façon, ils ont tous les mêmes prénoms. Sébastien, Matthieu, Luc, Jean…

J’avais entendu qu’il avait été autrefois un homme de foi mais il avait découvert que Dieu était cruel et que personne ne s’apercevait qu’il volait dans l’argent de la quête. Mais même ces interdits-là avaient perdu de leur éclat. En vérité, plus rien ne l’excitait. Ni la chair des femmes et des hommes dont il profitait parfois pendant les confessions, ni le vol éhonté dans les fonds destinés à la réparation du toit croulant de l’église. Ni même les profanités prononcées à voix basse, là où tout le monde pouvait l’entendre, pendant la messe ou le baptême d’un… Jean ? ou était-ce un énième Sébastien ?

Je m’imaginais que les poussées d’adrénaline intenses qu’elles lui procuraient étaient devenues de moins en moins fortes, avant de disparaitre complètement, pour n’être remplacées que par un ennui d’outre-tombe. Mais il avait encore l’espoir qu’elles ressusciteraient. Alors, il continuait.

Voilà à quoi il réfléchit, à moitié endormi sur une chaise, sa cigarette presque éteinte. Le soleil ne le réchauffe pas.

C’est à ce moment que je prends la photo. Le portrait est complet.

*

Le secret

C’était l’été de 1919, quelques mois après la fin de la guerre. J’avais retenu mon souffle pendant deux ans, en espérant une échappatoire. Mais Léon était revenu après son service et mes parents me l’avaient dit, je lui étais promise. Il était toujours dur de porter leurs rêves sur mes frêles épaules.

Chaque jour, je tentais de repousser l’inévitable. Les fleurs n’étaient jamais à mon goût, les robes étaient toutes hideuses, et la liste des invités, trop courte ! Et chaque jour, aussi, je disparaissais des heures durant, pour aller voir mon secret. Il n’y avait rien dans ma vie qui n’était qu’à moi, à part lui et ma caméra, cadeau de mariage anticipé.

Cette après-midi ne serait pas différente. Abandonnant la liste d’invités pour la clé des champs, je courus dans la forêt pour mon rendez-vous avec le faucheur.

Je choisis, à mon habitude, un trou dans les arbres, pour voir sans être vue, et je me préparai. Cette fois, je comptai bien garder une trace du rendez-vous.

C’était elle que je voyais d’abord. L’énorme faux, qui envoyait l’herbe d’un côté à l’autre, le lourd outil, manié comme une simple plume. Je ne regardais jamais tout de suite qui tenait la faux, je le savais déjà. L’œil dans l’objectif, j’attendais, je ménageais mon impatience, savourant chaque geste du grand instrument meurtrier avant de remonter le long de la lame, du long manche en bois pour enfin arriver aux mains. Mon doigt se porta sur le bouton, prête à capturer l’instant.

Brusquement, il s’arrêta, front coulant sous le soleil de juillet. Il délaissa la faux, se redressa et je pus voir son visage brûlant sous le chapeau de paille.  Il tendit la main vers une tasse, la prit et en vida le contenu rapidement, chaque muscle en mouvement. Je n’arrêtai pas mon regard, qui descendit le long du torse nu, où la faux avait laissé ses traces. Sa main couverte de veines se reposait nonchalamment sur son pantalon simple. Il semblait appartenir au champ, à la forêt ; il ne s’en détachait pas. Il faisait un avec la faux, avec l’herbe et les arbres.

C’est à ce moment-là que je pris la photo, et que son regard se porta immédiatement sur moi. Je pris peur et détalai, comme un lapin apeuré. Quelques semaines plus tard, j’étais mariée. Il resta pour toujours mon secret.

Valérie Fivaz

Photos : ©PublicDomainPictures ; concernant le second texte, on consultera cette page.

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