Les réverbères : arts vivants

Irina, ou l’enfance d’une vie

Du 19 au 27 mai, la scène de la Comédie se transforme en chambre d’adolescente – espace de va-et-vient incessants entre passé et présent. Irina (tour à tour enfant, adolescente et adulte) revient sur son parcours en famille d’accueil, dans une pièce éponyme mise en scène par Marika Dreistadt et Simon Guélat.

À quoi ressemble notre histoire ? À des événements réels, vécus sur le moment et désormais passés ? À des souvenirs conservés au creux de nos mémoires ? À des romans que l’on s’écrit pour soi, avant de les adresser (peut-être) aux autres ? Dans Irina, l’histoire de l’héroïne tisse un peu de tout cela…

La maman-fée

Irina, c’est l’histoire intime et brute d’une construction bancale – celle d’Irina Bialek qui, depuis l’enfance, doit se bâtir sur des fondations incertaines. Tout commence dans le bureau d’une juge, le jour où la justice décide de séparer la fillette de sa mère… cette mère idéalisée, si belle qu’elle ressemble à une fée, si belle… mais incapable de s’occuper de son enfant. Le couperet tombe : Irina est placée en famille d’accueil. Elle verra sa mère uniquement les week-ends.

Et puis plus du tout.

Le temps passe, l’enfant grandit. À 17 ans, Irina se réfugie dans l’écriture : entre ordinateur et smartphone, elle cherche à reconstituer la trame de cette enfance qui lui a échappé. Elle couche des mots qui disent la souffrance, le manque, l’ombre de la mère absente, les regrets et les colères. Les rêves, aussi. Car il y a une chose qu’Irina aime, une chose qui la fait vibrer par-dessus tout : l’art. Que ce soit sur l’écran de son ordinateur, projeté format géant sur une toile blanche qui éclaire la scène, ou à travers les tableaux qu’elle peint, elle en est sûre : l’art permet de se construire, de se (ré)inventer – de vivre. Et c’est probablement parce qu’elle a souffert qu’en elle cette idée résonne.

Autofiction polyphonique

Devant nos yeux, Irina adolescente transforme sa vie grâce aux mots. Sur scène, elle incarne son propre rôle, sans tricher – sans nous donner l’impression d’être au théâtre… ou dans un roman. Elle nous présente les personnages : sa mère, bien sûr… mais aussi le père absent et fantasmé, la petite sœur Lily, les grands frères (Emmanuel, Tony, Nicolas), Tatie… sans oublier Bastien (Raphaël Defour), son éducateur, et l’ensemble des gens qui jalonnent son parcours à l’Aide Sociale à l’Enfance. Avec lucidité et franc-parler, elle interpelle aussi son futur : depuis ce moment de l’écriture, elle s’adresse à celle qu’elle deviendra ou aimerait devenir – un « moi » plus âgé, incarné par Viviane Pavillon.

Comme Irina l’explique, il y a du Nathalie Sarraute là-dessous, de l’autofiction – et le souvenir d’un livre : Enfance, publié en 1983. Peu à peu, nous comprenons que ce qui se déroule sous nos yeux tient autant du réel que de la projection, de la vie que de la fiction : Irina explore et, lorsqu’elle sent qu’elle tangue sur le fil séparant fantasme et réalité, s’interroge elle-même afin de trouver le ton juste. Ainsi les voix et les voies d’Irina s’entremêlent, faisant émerger du capharnaüm de sa vie (aussi en désordre que la chambre d’ado où elle se réfugie) une polyphonie unique.

Au cours de la pièce, les nombreux échanges avec Marika Dreistadt (retranscrits grâce aux messages qui s’affichent à l’écran, à des enregistrements ou conversations tenues en direct avec une voix off) achèvent de construire la vie d’Irina comme une œuvre – et c’est sur une conversation, dans la rumeur d’un bois stridulant de cigales, que nous les quittons.

Irina a trouvé sa voie : elle est devenue artiste.

Bravo.

(P.-S. : et pour la suite de ton odyssée, Irina, tiens bon et un grand M**** !)

Magali Bossi

Infos pratiques :

Irina, de Irina Bialek, du 19 au 27 mai 2023 à la Comédie de Genève, puis le 1er juin à l’Usine à gaz de Nyon

Mise en scène : Marika Dreistadt et Simon Guélat

Avec Irina Bialek, Raphaël Defour et Viviane Pavillon

https://www.comedie.ch/irina

Photo : © Vicky Althaus

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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