Les réverbères : arts vivants

Vielleicht : et si, un jour, ça changeait ?

Le Grütli accueille la Cie Absent.e pour le moment, avec Cédric Djedje et Safi Martin Yé, pour Vielleicht, un temps fort de la saison qui remet en perspective le passé colonialiste allemand et ses conséquences aujourd’hui, en s’intéressant à un quartier berlinois…

Le spectacle, imaginé par Cédric Djedje, est issu d’une résidence que le comédien a effectuée durant six mois à Berlin, plus précisément à Wedding. Alors qu’il loge dans l’Afrikanisches Viertel (quartier africain), le voilà qui commence à se questionner sur les noms des rues. Bien vite lui apparaît un constat surprenant, voire choquant : ce n’est pas un quartier « africain », mais plutôt colonial, tant certains noms de rues évoquent ce triste passé allemand… Sur la scène, accompagné de Safi Martin Yé, il explique au public qu’une association milite depuis 40 ans pour changer trois noms de rues problématiques et les remplacer par des patronymes de figures ou noms de mouvements de résistance au colonialisme. Alors que tout était en bonne voie pour faire bouger les choses, une autre association est parvenue à bloquer le processus en 2019. Depuis, la décision, entre les mains de la justice, tarde à être prise. Dans Vielleicht, Cédric Djedje et Safi Martin Yé nous emmènent donc dans cette histoire, jalonnée par le parcours du comédien à Berlin. Entre éléments documentaires et récit plus personnel, iels parviennent à former un tout entre passé et présent, qui nous permet de mieux comprendre les véritables enjeux de ce qui se passe là-bas, sans oublier d’intéressants parallèles à faire avec ce qui se déroule chez nous…

Un dispositif vivant

Sur la scène, alors que nous entrons dans la salle, Safi Martin Yé et Cédric Djedje s’affairent autour d’un monticule de terre. Iels y ensevelissent des pots en verre, avec des petits mots à l’intérieur. Est-ce une manière de symboliser l’espoir enterré ? Ou, au contraire, une manière de dire que la graine de cet espoir est plantée, ne demandant qu’à pousser ? On a envie de croire à la seconde option : Vielleicht, autrement dit « peut-être », en allemand. Peut-être qu’un jour, les choses changeront. Pour appuyer cette idée, tout commence avec des extraits de témoignages que l’on entend, dans lesquels les habitant·e·s du quartier imaginent le jour où les noms des rues changeront. Ce sera la fête : il y aura de la musique, des rires, des cerfs-volants de toutes les couleurs, des bombes à confetti, de la nourriture… La scénographie, imaginée par Nathalie Anguezomo Mba Bikoro, évoque ces divers éléments : des cerfs-volants et autres plantes sont suspendus au plafond, alors qu’un écran trône en hauteur au fond de la scène, composé justement de ces mêmes cerfs-volants, symboles de résurrection et de purification de l’âme. Car c’est bien de cela dont il est question ici, et les extraits d’interview projetés sur cet écran vont bien dans ce sens.

Sur la scène, on alterne entre interviews rejouées en direct, à l’aide dudit écran, et récit rapporté, tout en réinterprétant des scènes du séjour berlinois de Cédric Djedje. Ce jeu sur l’alternance permet un certain dynamisme à la pièce, bien éloigné de celui d’une simple conférence théâtrale, qui serait plus statique. Ce choix permet également d’apporter un côté plus personnel et intime au récit, en évoquant le regard de Cédric Djedje et sa réflexion qui évolue au fil des rencontres – non seulement par rapport à Berlin, mais aussi par rapport à son histoire personnelle. Lui-même afrodescendant, il aura, suite à cette expérience berlinoise, de longues discussions avec sa mère sur l’absence de transmission d’un dialecte ou encore le choix de lui donner un prénom français. Car les mots ont leur importance. C’est sans doute pour cette raison que, par moments, les comédien·ne·s vont s’asseoir sur le canapé en fond de scène, leur voix résonnant dans des hauts-parleurs. Comme s’iels s’effaçaient au profit du propos qui doit être raconté… Mais ne vous y trompez pas : bien que le sujet abordé soit grave, Cédric Djedje et Safi Martin Yé parviennent à apporter un certain humour à leurs propos, notamment en rejouant les moments de décompression des soirées en boîte de nuit berlinoises, ou encore en se moquant de l’accent anglais du comédien. Un joli moyen de désamorcer pour ne pas démoraliser et dégoûter le public.

L’absurdité de l’Histoire

De l’humour, il y en a énormément dans Vielleicht. Évoquons par exemple les scènes représentant les colons allemands – colonialisme qu’ils ont eux-mêmes nommé « protectorat », pour se donner meilleure conscience. Les personnages y sont joués de manière grotesque et caricaturale, pour démontrer l’absurdité de leur propos et leur volonté tout aussi absurde d’être les « meilleurs colons ». Pas dans un sens humaniste, nous dira-t-on, mais plutôt dans une dimension compétitive, pour faire mieux que les Français et les Anglais… Dans cette optique, le côté caricatural prend encore plus de sens : ne doit-on pas y voir une petite revanche, ou tout du moins un subtil renversement entre l’humour des années 80-90, où l’on se moquait allégrement des personnes d’origines africaines et de leurs accents ? À méditer… On évoquera d’ailleurs à cet égard les traces qui demeurent encore aujourd’hui, car les clichés ont la vie dure. Pour preuve cette anecdote évoquée par Cédric Djedje qui, après avoir « matché » sur une appli de rencontre – lui, la « pépite noire » – il choisit d’emmener ses prétendantes au Bantou village, un restaurant où se réunit la communauté africaine de Berlin. Comme pour montrer qu’il est loin d’être le seul, contrairement à ce que beaucoup croient. C’était, en quelque sorte, sa forme de militantisme…

Le parcours de Vielleicht est émaillé des récits de grandes figures de la lutte anti-colonialisme, celles-là même qu’on a proposées pour remplacer les noms de rues controversés – disons carrément inacceptables : Oury Jalloh, Saraya Gomis, Cornelius Fredericks, Famille Manga Bell, Mdachi bin Scharfu, Joseph Bilé, Sanité Belair, et tant d’autres qu’on vous laissera le soin de découvrir ! Ces noms, je ne les connaissais pas avant d’aller voir Vielleicht, contrairement à ceux des colons… Et pourtant, leur histoire est bien plus admirable et source d’inspiration. Cela fait du bien de les découvrir.

Et alors que le spectacle se conclut avec un joli parallèle à Genève – on ne citera ici que le nom de Carl-Vogt, pour ne rien spoiler – on ne peut qu’être marqué par ce spectacle engagé, extrêmement bien documenté et construit, imaginé par Cédric Djedje et la Cie Absent.e pour le moment. Un spectacle fort et engagé, mais jamais culpabilisant – sauf pour les vrais coupables – et qui fait d’autant mieux réfléchir à ces problématiques. Et peut-être, je dis bien peut-être, qu’un jour, les grandes figures qui le méritent seront mises en avant à la place des oppresseurs, pour réhabiliter, enfin, une certaine justice.

Fabien Imhof

Infos pratiques :

Vielleicht, de Cedric Djedje

Mise en scène : Absent.e pour le moment

Avec Cédric Djedje et Safi Martin Yé

https://grutli.ch/spectacle/vielleicht/

Photos : ©Dorothée Thébert Filliger

Fabien Imhof

Titulaire d'un master en lettres, il est l'un des co-fondateurs de La Pépinière. Responsable des partenariats avec les théâtres, il vous fera voyager à travers les pièces et mises en scène des théâtres de la région.

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