Le banc : cinéma

Visions du Réel – Atelier critique – Jesa (3)

Aujourd’hui, La Pépinière vous emmène au sein de l’atelier de critiques qu’elle organise pendant le festival Visions du Réel. Les participant-e-s ont visionné un court-métrage intitulé Jesa et se sont livrés à un exercice de critique courte. En voici deux, signées Julie Mengelle et Laura Zimmermann.

Jesa : les fantômes oubliées

Kyungwon Song met en scène avec une apparente légèreté le jesa – tradition sud-coréenne qui consiste à honorer l’un de ses ancêtres en lui confectionnant un buffet dantesque. Guidée par les voix de ses parents, elle reproduit et questionne avec humour les gestes d’un rite désuet.

Les plans de nourriture intriguent d’emblée par la façon dont ils sont animés. Fruits, légumes, viandes et poissons sont cuisinés comme par magie, par le procédé du stop motion, et chacun de ces plans est ainsi vidé de toute présence humaine.
À l’inverse, au moment de disposer les offrandes sur la table, la main de l’homme – et en l’occurrence ici d’une femme, la réalisatrice – est bien présente.
Il pourrait s’agir d’un simple effet de style ludique, mais il apparaît après réflexion que le stop motion est employé à dessein, et permet d’appuyer certaines remises en question que soulève le court métrage.

Car les hommes et les femmes ont habituellement des rôles bien précis dans la tradition du jesa. La femme est en charge, dans l’ombre, de cuisiner les plats ; tandis que l’homme a l’honneur de dresser la table, et de superviser les opérations.
Kyungwon Song questionne ces dogmes discriminants en prenant la place physique de l’homme ; et, s’amusant des injonctions contradictoires du père, elle dévoile parallèlement les confessions d’une mère peu scrupuleuse quant à l’idée de perpétuer la tradition.

La scène finale fait tomber les masques. La voix du maître de cérémonie jusqu’alors en off se découvre, et les visages apparaissent derrière leur webcam. Le rapport de force bascule lorsque la réalisatrice décide de mettre fin au discours de son père, et démystifie par là même les apparences cérémoniales trompeuses de son film.
Cette scène réhabilite un regard moderne sur les traditions et confirme l’importance de choix techniques. Le stop motion, finement utilisé, révèle finalement deux fantômes : celui de l’ancêtre qui vient dévorer les plats, mais aussi celui de la femme, dont le labeur est traditionnellement invisibilisé. Il est particulièrement intéressant ici de constater que le film dessine en creux mais avec force, par la mise en scène de l’absence, un propos progressiste.
Le film est en cela une forme d’hommage, non pas aux ancêtres, mais à toutes les femmes-fantômes de génération en génération.

Julie Mengelle

Référence :

Kyungwon Song, Jesa, Etats-Unis, Corée du Sud, 2019, 6 minutes

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Une discussion intergénérationnelle

Jesa. Ces quatre lettres invitent au voyage. En six minutes, Kyungwon Song met en scène une tradition sud-coréenne dans laquelle on célèbre ses ancêtres. Le fils est généralement en charge de la préparation du Jesa. En tant que femme, quelle est la place de la cinéaste dans cette coutume archaïque ?

La réalisatrice, à travers son court-métrage, apprend en même temps que le spectateur les règles de cette tradition ancestrale où un repas est préparé au défunt, le jour de l’anniversaire de sa mort. Les rôles sont clairement définis : la voix autoritaire du père, via skype, dicte la mise en place de la table. Les aliments, quant à eux, prennent vie sous les instructions de la mère. Tous nos sens sont en alerte. La viande crépite, les courgettes sautillent dans l’huile bouillante. Petit à petit, une nature morte se dessine. Un flot de couleurs s’offre à nous dans un silence cérémonial traduisant ainsi la sacralité propre au Jesa. Un gong retentit. Le repas est prêt. Soudain, tout disparaît sous une succession de gros plans et de bruits de mastication presque désagréables. Ce silence rompu abruptement, sans présence physique à l’écran, suggère un retour des ancêtres.

Kyungwon Song insiste, non sans ironie, sur l’importance accordée à la confection de la table et du repas. Pourtant, à travers la discussion avec ses parents, la réalisatrice s’interroge essentiellement sur le rôle de la femme et de l’homme au sein de cette tradition. Pourquoi une inégalité des sexes persiste-t-elle encore ? En confrontant tradition et modernité, notamment à travers l’usage du stop motion et d’appels par visioconférence, la réalisatrice rend d’autant plus visible les paradoxes liés à la mentalité encore très patriarcale de la Corée du Sud.

Laura Zimmermann

Référence :

Kyungwon Song, Jesa, Etats-Unis, Corée du Sud, 6 minutes.

Photo : Kyungwon Song, Jesa, Etats-Unis, Corée du Sud

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