Le banc : cinéma

« Voyage Voyage » dans le Compartiment n°6

Contrainte de traverser la Russie en train dans un minuscule compartiment avec un inconnu lourdingue, une jeune femme est sur le point de vivre un véritable voyage initiatique. Doit-on s’attendre à un film aux rebondissements attendus ou à une pépite sur fond de Toundra ? Grimpons à bord de ce road-movie ferroviaire auréolé du Grand Prix au festival de Cannes 2021 et voyons de quel bois il se chauffe.

Laura (Seidi Haarla), jeune étudiante finlandaise vit à Moscou avec sa compagne Irina. Ensemble elles prévoient de traverser le pays en train, direction Mourmansk, pour y découvrir des peintures rupestres millénaires. Mais Irina étant finalement retenue à Moscou, Laura se résout à partir seule. Lorsqu’elle découvre son partenaire de compartiment, un mineur bourru au levage de coude enthousiaste (Yuriy Borisov), elle est à deux doigts de renoncer au voyage.

Prévisible et pourtant … 

La bande-annonce n’en faisant pas grand mystère, pas de risque de « divulgâcher » le scénario. Elle est intellectuelle, sauvage et en couple avec une femme. Il a l’air peu éduqué, macho et vulgaire et surtout il partagerait volontiers sa couchette avec elle. L’un doit chercher du travail à l’autre bout de la Russie quand le voyage de l’autre se situe plutôt dans le haut de la pyramide des besoins. Deux mondes. Pour un peu on croirait un duo grotesque recruté pour faire des étincelles dans une émission de télé-réalité. Elle le déteste au premier regard et trouvera tous les prétextes pour fuir leur compartiment, alors que lui se fera un malin plaisir de la pister dans le train pour la taquiner. À mesure qu’ils progresseront dans le voyage un lien commencera pourtant à se nouer entre eux.

Plus que n’importe quel autre genre, le road-movie offre aux espaces confinés le pouvoir de faire naître des complicités aussi improbables que fortes. Que ça soit en minibus dans Little Miss Sunshine (2006) ou en camping-car dans 303 (2018), on suivait déjà des personnages mal assortis et obligés de se déplacer ensemble en suivant une même logique : celle du huis clos agissant d’abord comme un lieu d’enfermement avant de se transformer en un lieu de délivrance de la parole. Comme si, poussés dans leur retranchement, les personnages n’avaient pas d’autre choix que de se révéler à l’autre, et donc à eux-mêmes.

Cette co-production russo-finlandaise signée Juho Kuosmanen n’échappe pas à la règle de la complicité naissante chemin faisant et des chamboulements intérieurs que cela impliquera. Mais si l’on se doute de l’issue, reste encore à découvrir comment ces deux êtres que tout oppose s’apprivoiseront.

 

Bruts 

Dans un duo de compères en vadrouille, il est coutumier que l’un soit plus sympathique que l’autre. Pierre Richard et Gérard Depardieu l’illustraient à merveille dans La chèvre (1981) où le comique du premier était sublimé par le caractère irascible du second. On se souviendra peut-être aussi de Robert Downey Junior en architecte renfrogné qui subissait péniblement son co-voiturage avec le décalé et guilleret Zach Galifianakis dans Date Limite (2010). Dans Compartiment n°6, les protagonistes ont ça de particulier qu’ils ne sont pas aimables pour un sou, ni l’un ni l’autre. Lui a les traits tirés et le langage grossier, elle a le cheveu gras et n’est pas du genre à sourire gratuitement. Une absence de séduction apparente qui est plutôt rare pour un duo de protagonistes. Et pourtant… une fragilité commune, dissimulée mais toujours palpable les rend si humains et naturels qu’on ne pourra que les apprécier, tous les deux et sur-le-champ. Un peu comme si leur absence de manières les rendait trop sincères et singuliers pour ne pas s’y attacher. D’un point de vue filmique, Kuosmanen opte pour des plans très rapprochés sur les visages ajoutant avantageusement de l’intensité à leur vécu intérieur. Pour compléter le duo revêche, une contrôleuse de train, aussi impénétrable qu’une porte de bunker mais laissant entrevoir une sensibilité certaine provoquera le même sentiment chez le spectateur. À l’inverse, le seul personnage charismatique du film, un passager venu s’incruster en cours de route, s’avèrera quant à lui le plus retors de tous au final.

Froid et chaleureux à la fois, le film réussit là où il devrait pêcher par prévisibilité. Qu’ils se rapprochent ? C’est carrément ce qu’on leur souhaite. Tant d’ailleurs que lorsqu’on sent la fin du voyage arriver, on espère qu’un incident viendra freiner le convoi car on prolongerait volontiers le plaisir.

Entre road-movie et comédie romantique, on a affaire à un feel-good movie pur jus, à la fois tendre et loufoque, dans lequel il ne se passe pas grand-chose mais où toute l’humanité passe par les regards. La composante dramatique ne s’encombre jamais de mièvrerie et aux grands discours on préfère les silences. Ultime décalage, Desireless et son tube éculé Voyage Voyage qui résonnera dans la toundra pour finalement s’intégrer parfaitement dans ce film qui ne donne qu’une envie : prendre la route.

Valentine Matter

Référence :

Compartiment n°6, de Juho Kuosmanen, avec Yuriy Borisov, Seidi Haarla, … Finlande, Russie, 2021, 106 minutes.

Photos : © Sami Kuokkanen / Aamu Film Company

Valentine Matter

Cinéphile éprise du genre documentaire, Valentine n’en apprécie pas moins la fiction et ne résiste certainement pas aux comédies grinçantes. Sa formation de psychologue entre plus volontiers en résonance avec les personnages lorsqu’ils sont complexes et évolutifs.

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