Win-win : déconstruire les rapports de domination
Créé au Pulloff à Lausanne en septembre, Win-Win (Nos armes) est de retour dans le théâtre dirigé par son auteur Yan Walther, Le Pommier à Neuchâtel. À travers plusieurs histoires enchâssées, il y est question de de rapports de force, et de l’introspection que nous pouvons toutes et tous faire à cet égard.
Sur la scène, tout est rouge : les néons qui entourent le plateau, le sol, les chaises, la table, les panneaux montés sur roulettes… Les quatre comédien·ne·s entrent en scène, dans leur costume (rouge !) et enchaînent les saynètes, sans transition. Alors qu’on est d’abord un peu perplexe face à ce récit rapide et organisé de manière extrêmement rigoureuse, les tableaux se construisent petit à petit dans notre esprit et on décèle trois histoires : la principale est sans doute la négociation entre les patrons d’une startup suisse (Baptiste Gilliéron et François Nadin) aux louables ambitions écologiques et des investisseurs chinois (Bernard Escalon et Mali Van Valenberg) liés à Ali Baba, le plus grand site de vente en ligne au monde. Le lien est tout trouvé avec la deuxième histoire, puisqu’il s’agit de celle, plus connue, de Shéhérazade, issue des Contes des 1001 nuits. Enfin, de courts tableaux de différents couples s’insèrent là au milieu, pour créer un peu plus de liant entre les deux autres aspects. Vous n’avez pas tout compris ? Après quelques minutes de spectacle, nous non plus, et c’est bien l’effet voulu : comme dans une négociation ou un jeu de séduction, on tente de déstabiliser l’autre, avant de pouvoir mener la danse. Et l’on comprend mieux le titre de la pièce. Win-Win désigne un accord où tout le monde ressort gagnant et dans lequel on se soucie des intérêts de l’autre partie. Mais est-ce vraiment le cas dans les histoires contées ?
La symbolique du rouge
Dès le début du spectacle, on est frappé par l’omniprésence de la couleur rouge. Le subtil jeu de lumières de Philippe Maeder crée certaines nuances, changeant l’ambiance selon les saynètes. Ainsi, les néons rouges peuvent ne pas être tous allumés pour créer une ambiance tamisée propice à la séduction. Les tubes fixés aux panneaux montés sur roulettes changent quant à eux de couleur pour donner plus ou moins de chaleur au moment et aux personnages présents. Ce qui permet de jongler entre les différentes symboliques du rouge ! Il y en a des évidentes : le rapport avec le communisme chinois – rappelons que les grandes entreprises chinoises sont toutes liées au gouvernement – la couleur de la Suisse, mais aussi le sang. Et c’est là que le lien entre les histoires commence à se créer : dans l’histoire de Shéhérazade, le sultan fait assassiner son épouse chaque matin avant d’en changer le soir venu, pour ne pas subir à nouveau l’affront de l’adultère. Jusqu’à ce que Shéhérazade l’embrouille avec ses histoires qui ne se terminent jamais… Du côté des accords sino-suisses, on comprend bien vite que la machine créée par la startup sera utilisée à des fins militaires, entraînant sans doute un bain de sang.
À cela viennent s’ajouter des symboliques plus subtiles. En Chine, le rouge évoque la chance, le bonheur et le feu. La chance, c’est peut-être celle de la jeune startup de pouvoir décoller enfin. Le bonheur serait celui d’un accord gagnant-gagnant. Le feu, quant à lui, ramènerait aux conséquences engendrées par la machine. Il en va de même dans l’institution qu’est le couple ou chez Shéhérazade : la chance est celle de la rencontre, le bonheur celui que l’amour procure, et le feu, plus ambivalent, peut être destructeur ou celui de la passion…Enfin, pouvoir et puissance sont bien ce que recherchent à la fois les investisseurs chinois, le sultan et… bien trop souvent les hommes dans les relations hétérosexuelles. Ajoutons encore les dimensions du plaisir et de la violence, souvent indissociables, et on comprend encore mieux pourquoi le rouge est aussi présent sur la scène.
Questionner les rapports de force
Le lien entre les tableaux ne se fait pas que de manière symbolique. Il est aussi bien présent dans l’absence de transition. Ainsi, une phrase concluant une scène permet d’en débuter une autre, montrant aussi par-là que les mots peuvent prendre des sens tout à fait différents selon le contexte dans lequel ils sont prononcés. Mais là où les histoires font véritablement sens ensemble, c’est dans leur définition des rapports de force et domination. La négociation est ainsi comparée par Gérard (le nom occidental de l’investisseur chinois) à la danse : il y a d’abord un moment de séduction, où l’on s’apprivoise l’un l’autre, mais l’un finit toujours par mener la danse. C’est ce qu’il cherche à faire vis-à-vis de cette jeune et naïve – croit-il – startup suisse. Il en va encore de même dans les couples modernes, où l’homme, bien souvent, « domine » : plus haut salaire, plus grand pouvoir d’achat, sacrifice de la femme qui reste à la maison pour s’occuper des enfants… Même si les mœurs évoluent petit à petit dans le bon sens, ce modèle reste encore vrai dans beaucoup de couples. Notons ici que Yan Walther ne fait pas l’erreur de tomber dans un discours démagogique, en proposant aussi un couple homosexuel, dans lequel un rapport de force se crée aussi. La seule relation où cet état de fait est renversé est, paradoxalement, la plus ancienne. Shéhérazade parvient à annihiler la tradition, éviter de se faire tuer et sauver par la même occasion la vie de nombreuses jeunes femmes de son pays… Une lueur d’espoir ?
Comme le conte de Shéhérazade, Win-Win se construit comme une histoire dans laquelle on en raconte une autre, puis une autre, puis une autre… Mais ce qu’on retient surtout du conte tiré des 1001 nuits, c’est le questionnement que le renversement des codes induit. Dans les rapports de domination, il y a toujours une part de naïveté. Preuve en est avec le discours de Paul Bonvin, le CEO de la startup, qui tente de se dégager de toute responsabilité en disant à son compère Reto Müller qu’ils ne sont pas responsables de l’utilisation qui sera faite de leur invention. Et c’est par ce biais que l’on comprend mieux la suite du titre du spectacle : Nos armes. À travers un monologue court mais puissant, Bernard Escalon s’adresse au public comme s’il représentait toute la Suisse, avec des faits bien précis, en lien avec la fiction à laquelle nous assistons. Et de lui demander si la Suisse peut encore véritablement se considérer comme neutre, alors même qu’elle vend des armes à des puissances comme l’Arabie saoudite, armes qui finissent leurs courses dans des pays comme le Yémen, alimentant les milices armées et contribuant à la guerre civile…
Au final, si Win-Win s’apparente à une comédie dans laquelle on rit énormément, par des situations parfois un peu loufoques, par le jeu des excellent·e·s comédien·ne·s et l’écriture précise de Yan Walther, le spectacle n’oublie pas de nous faire réfléchir à la façon dont on peut se sortir de certains rapports de force. Ceux-ci nous conviennent parfois malgré nous, quelle qu’en soit l’échelle – personnelle ou globale – et l’on refuse d’en voir les fâcheuses conséquences. À chacun·e de réfléchir et de choisir de rester ou de sortir des codes établis et de changer certaines choses…
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Win-Win (Nos armes), de Yan Walther, au Pommier de Neuchâtel du 26 au 28 octobre, puis du 3 au 5 novembre au Théâtre Benno Besson à Yverdon.
Mise en scène : Yan Walther
Avec Mali Van Valenberg, Baptiste Gilliéron, Bernard Escalon et François Nadin
http://larecherche.ch/spectacles-a-venir/win-win-2021/
Photos : © Sylvain Chabloz