7 secondes : l’Amérique en question
Jusqu’où doit aller l’obéissance ? La guerre est-elle un jeu désincarné ? L’autre est-il moins humain que nous-mêmes, parce qu’il est lointain ? Ces questions étaient celles posées en mai par 7 secondes (in God we trust), jouée à la Parfumerie par la Bande J.
Un homme, dans un avion, perdu dans le ciel. Dans ses soutes, quelque chose de terrible, qu’il doit faire exploser. En-dessous, l’inconnu : un désert, un village, une ville ? Des civils, peut-être.
À des milliers de kilomètres, la famille de l’homme prépare un pique-nique. Donuts, gamins insupportables et mère peroxydée. Une sortie d’autoroute et des idées étriquées. Mais surtout, une émission de télévision qui dit la vérité sur Nous et Les Autres : In God We Trust.
Entre les deux : un ange qui observe. Narrateur, protecteur, spectateur ? Un peu des trois. Et qui met en lumière les contradictions destructrices d’un monde contemporain devenu trop manichéen.
*
Résumer 7 secondes (in God we trust) du dramaturge allemand Falk Richter, c’est emprunter des raccourcis pour démêler un enchevêtrement complexe de niveaux qui s’interpénètrent. Les personnages se croisent et se recroisent – l’aviateur, sa famille, l’ange… mais aussi un scénariste pédant qui veut adapter l’histoire de l’aviateur, des foules aux identités indistinctes (troupes d’acteurs ? public d’un show télévisé ? voix de la population ?), des corps qui se meuvent et se rencontrent pour se séparer aussitôt.
Les jeunes acteurs de la Bande J ont tous entre 17 et 21 ans ; quoi de plus normal, lorsqu’on sait qu’ils composent la troupe junior de la Cie Acrylique[1]. s’emparent de 7 secondes (in God we trust) avec une maestria rare. Ce ne sont plus seulement les mots de Richter qui remettent en question l’obéissance, les ordres, les relations hiérarchiques, le rôle de l’armée, l’aveuglement des masses et l’absence d’esprit critique – ce sont aussi les gestes, les regards, les mouvements. Dans la mise en scène d’Evelyne Castellino et Lino Eden, la pièce fait une grande part au montage et à la rencontre entre les arts : le chant fait place au texte, la danse est omniprésente, attestant de la polyvalence des jeunes artistes, qui alternent jeu d’acteurs et prouesses de danseurs sans difficulté.
Comment cerner l’émotion que construit 7 secondes (in God we trust) ? Le mieux serait, peut-être, d’isoler quelques moments – comme autant de coups de poings destinés à remettre le monde sur un axe moins bancal. Ou du moins, à essayer.
La sensation, d’abord, de n’avoir pratiquement pas respiré durant plusieurs minutes. Pas par crainte ou énervement, mais par fascination devant l’incipit de la pièce : d’un groupe homogène de silhouettes serrées les unes contre les autres, des ombres se détachent. Elles avancent, lentes ou rapides, assurées ou timides, incertaines ou extravagantes. Sur de la musique ? Impossible de s’en souvenir. Mais elles vont et viennent, atteignent le bord du plateau, repartent en arrière. Elles alternent les sauts, la course, les virevoltes… Elles capturent le regard sans rien raconter, encore. Face à ce mouvement hypnotique, peu importe alors de découvrir l’histoire qu’ouvre cette étrange scène. Peu importe, même, de respirer.
Le sentiment, ensuite, de prise de conscience progressive. L’aviateur de 7 secondes (in God we trust) n’est pas présenté frontalement au public ; il ne lui livre pas de réponses toutes faites – pour la simple et bonne raison qu’il n’en a pas. Il se dévoile par la bande, tandis que les mots tournent dans sa bouche et dans sa tête, tout occupé qu’il est à démêler la situation inextricable où il se trouve. Le doute, l’incompréhension, la peur, la colère, l’indifférence, la remise en question sont autant d’étapes que l’aviateur traverse, prisonnier dans son cockpit. En bout de course, la seule interrogation qui compte : obéir ou ne pas obéir.
La réflexion, enfin, d’être face à la caricature réelle d’une réalité caricaturale. Dans son jardin, perdue quelque part au Texas ou dans le Colorado, la gentille-petite-famille-américaine s’installe devant la télévision pour regarder son show préféré : In God We Trust, l’émission qui dit la vérité sur le monde et le président, sur les guerres que nous avons raison de mener, sur nos soldats qui se battent dans des pays dont nous ignorons le nom mais contre des gens qui sont forcément méchants. On imagine presque les majuscules qui légitimeraient ce point de vue. Et ce programme est celui d’un monde dans lequel nous vivons. Vraiment.
*
7 secondes (in God we trust) est une pièce qui mérite d’être vue, pour ce qu’elle secoue à l’intérieur de nous-même. Pour les minuscules déchirures qu’elle provoque notre vision du réel. Pour la remise en question nécessaire par laquelle nous devrions tous passer.
Magali Bossi
Infos pratiques :
7 secondes (in God we trust) de Falk Richter, du 3 au 12 mai 2019 au Théâtre de La Parfumerie.
Mise en scène et chorégraphie : Evelyne Castellino et Lino Eden
Avec Basile Campanelli, Luna Desmeules, Morgane Haldi, Annaïk Juan-Torres Velican, Kahraman, Nicolas Koch, Leah Kilbey, Lucie Meylan, Charlotte Piguet, Livia Richard, Mattéo Sturiale, Lucas Tanner, Alice Thévenoz, Lucien Thévenoz et Eleonora Wuarin.
Photos : ©Aline Zandona
[1] https://cie-acrylique.ch/troupe-junior/.
Ping : Famille & dictature(s) : ciel, un discours ! – La Pépinière