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Lemania, tome 2 : mais qui est Eva ?

« Je tombe à genoux, une poigne de fer me compresse le cerveau. J’ai tellement mal que je suis incapable de réfléchir. Les drones au-dessus de moi se mettent à tourbillonner. » (p. 61)

Il y a peu, je chroniquais Le Mîlenarium de Fabien Feissli, premier opus de la trilogie Lemania (éditions Cousu Mouche). Passionné de nouvelles technologies, Fabien Feissli emmène ses lecteurs dans la Suisse romande de 2049, au cœur de la métropole Lemania. Dans un huis-clos haletant sur fond de prise d’otages à l’EPFL, nous suivions Eliott, un adolescent amnésique aux capacités hors-normes.

Retour à Lemania

Intitulé Eva, le deuxième volet de Lemania poursuit sur cette lancée. Nous retrouvons Eliott et ses amis – Maxens (le petit génie de l’informatique), Christelle (rescapée du Mîlenarium), le Prof et bien d’autres… Au lendemain des événements tragiques qui ont endeuillé le campus de l’EPFL, Eliott tente avec difficulté un retour à la vie normale : considéré par certains comme un héros (n’a-t-il pas contribué à sauver de nombreux otages ?), par d’autres comme un coupable (ne ressemble-t-il pas étrangement à celui qui a commandité l’attaque ?), il est harcelé par les médias, traqué par les foules, suivi par les journalistes. Obnubilé par les morts auxquelles il a dû faire face, empli de questions concernant son passé, animé d’un sentiment de vengeance à l’égard du responsable de la tuerie (ne comptez pas sur moi pour vous en dévoiler plus !), il doit composer avec ses étranges capacités, qu’il arrive de moins en moins à contrôler. Que lui arrive-t-il ?

Ce deuxième volume verra Eliott quitter Lemania pour se rendre à Lausanne – ville désormais presque fantôme –, dans l’espoir d’y trouver réponses et solutions. Sur sa route, il croisera une communauté d’électro-sensibles[1] vivant loin de tout, des forces de police décidées à le mettre sous les verrous, un adversaire prêt à tout pour l’arrêter… et la mystérieuse Eva, qui semble détenir les clefs de son passé. Alors, prêts à retourner en 2049 ?

Une recette haletante…

Dans la droite ligne du Mîlenarium, Fabien Feissli continue son exploration de la Suisse de demain. Si la quête d’Eliott lui permet d’happer l’attention de son lecteur, c’est pour mieux distiller discrètement une problématique plus complexe : celle de la place des nouvelles technologies dans nos vies actuelles et futures. Différents thèmes sont mis en avant : l’électro-sensibilité (présente mais taboue en 2049, elle pousse des gens de tous milieux à fuir les grandes mégapoles pour se retirer dans des communautés complètement déconnectées) ; le clonage (et ses applications humaines, évidemment) ; la robotisation (avec l’omniprésence de robots-à-tout-faire – des drones de surveillance aux distributeurs de nourriture, sans parler des transports publics intelligents) ; ou encore le calibrage des aliments, dont l’origine naturelle est oubliée :

  « Tandis que la casserole métallique, avec son étrange trompe d’éléphant, grésillait sur les flammes, le maître de maison est revenu en nous tendant une corbeille de petites pommes aux formes improbables.

            – Elles viennent du jardin, elles sont délicieuses, a précisé Rebeca. […]

            – Pouah, y’a comme des petits cailloux à l’intérieur… […]

            – Ce sont des pépins, a précisé Éloia. C’est normal dans une pomme, c’est ce qui permet de faire germer d’autres arbres.

            – J’adore les pommes, mais je n’ai jamais vu ça, suis-je intervenu. D’habitude, on peut tout manger.

            – Et c’est vachement plus pratique, a appuyé Maxens.

            – C’est parce qu’elles sont génétiquement modifiées et clonées […]. Vos pommes sortent d’un labo, elles n’ont jamais été pendues à un arbre. » (pp. 167-168)

Si ces thèmes n’ont rien d’original en science-fiction, ils ont le mérite d’être intégrés à un contexte qui paraîtra à la fois familier et étrange à un lecteur suisse romand. Lire Eva, c’est en effet suivre Eliott dans ce qui pourrait être le demain de la Suisse romande… De quoi interroger et faire froid dans le dos :

 « Nous sommes entrés dans Lausanne par une route à six pistes déserte et bordée de hautes tours délabrées. Rongées par le temps, les façades en bétons aux fenêtres sans vie étaient lézardées. Une végétation luxuriante poussait dans le désordre le plus total, s’immisçant partout où elle le pouvait. Subjugué par le spectacle, j’essayais d’imaginer les personnes ayant vécu là bien avant ma naissance. » (p. 108)

… qui parvient à lasser

Je l’avoue : après le rythme haletant du Mîlenarium, j’attendais avec impatience de découvrir la suite des aventures d’Eliott. Si les rebondissements ne m’ont pas déçue, je les ai cette fois-ci abordés d’un œil beaucoup plus critique. Pourtant, Fabien Feissli recourt toujours à une recette efficace, déjà expérimentée dans son premier volume : celle du suspense en dents de scie. Schématiquement, son intrigue est construite comme une alternance de calmes avant la tempête et d’agressions soudaines. Cette mécanique calme-agression-calme-agression, si elle a le mérite de maintenir toujours sur le qui-vive, prend à la longue un côté un peu forcé, presqu’automatique. La multiplication des cliffhangers en fin de chapitres finit malheureusement par laisser un peu indifférent. « Quoi, encore ?! », est-on tenté de penser tandis que notre héros se retrouve une nouvelle fois sous le feu des balles, des explosions et des mitrailles en tous genres.

Bon, je force un peu le trait, car il est vrai que Fabien Feissli construit une intrigue aux rebondissements tout à fait agréables – bien que parfois un peu attendue. En parallèle à ce rythme presque trop haletant, c’est la psychologie des personnages qui laisse sur la faim. Alors que leurs caractères avaient été esquissés dans Le Mîlenarium (sans être trop étayés dans un huis-clos qui privilégiait davantage l’action), je m’attendais à ce qu’ils gagnent en épaisseur dans Eva. Le côté « intrigue de teenager », que j’avais déjà relevé, ne m’a pas vraiment convaincue : si Eliott ne cesse de se questionner sur son passé, s’il est animé d’un désir de vengeance compréhensible après les tueries consécutives à la prise d’otages et s’il est en plus en proie à des problèmes d’ado, il me semble que ses sentiments sont esquissés à trop gros traits. Les amorces de romance qu’esquisse Fabien Feissli m’ont parues assez plates, comparées à ses descriptions discrètes mais alléchantes de la Suisse romande du futur. Si le devenir de Lausanne, la question de la privatisation de l’Internet, les critiques envers une société ultra-technologique m’ont fascinée, les états d’âme d’Eliott m’ont personnellement laissée assez froide, me paraissant tenir grâce à de grosses ficelles, déjà exploitées dans le roman sentimental, par exemple (comme l’idéalisation de la femme aimée ou le rêve d’un amour impossible).

Au final, malgré un scénario conventionnel (vendetta personnelle d’un héros en quête de son passé) et un peu trop prévisible dans sa succession, je me réjouis de lire le prochain opus de Fabien Feissli. Car ce qui m’intéresse, avant tout, c’est la vision qu’il donne de cette Suisse de demain que j’imagine sans peine à travers ses mots. Vivement la suite !

Magali Bossi

Référence :

Fabien Feissli, Eva, Genève, Éditions Cousu Mouche, 2018, 276p.

https://www.cousumouche.com/?p=4739

Photo : ©Magali Bossi

[1] La sensibilité électromagnétique, si elle n’a pas encore pu être prouvée, est déjà au cœur de préoccupations : voir par exemple le reportage de Temps présent (18.05.17), https://pages.rts.ch/emissions/temps-present/8518861-etre-connecte-peut-nuire-gravement-a-la-sante.html.

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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