À quoi sert Antigone aujourd’hui ?
Dans le cadre d’un temps fort grec qui met en lumière ce que la culture helléniste apporte à l’histoire européenne, l’Usine à Gaz a accueilli deux soirs de suite une belle adaptation de l’Antigone de Sophocle. Celui-ci était d’ailleurs présent pour nous donner son avis sur le spectacle… et sur la marche du monde.
G : Sophocle, vous êtes un grand dramaturge grec mort en 406 av. JC, soit il y a 2430 ans quand même. Moi, je suis née il y a à peine 20 ans et je me pose plein de questions en tant que jeune femme engagée. Comment expliquez-vous qu’on joue encore Antigone aujourd’hui ? Et ceci dans ce petit pays qu’est le nôtre, dans des coins du monde aussi reculés que la Chaux-de-Fonds et Nyon ?
S : Il n’y a pas de petits pays si on les construit sur des grandes idées. Quant à votre question, je ne sais pas… Peut-être que le peuple n’a pas fini d’hésiter entre la tyrannie et la démocratie ? Qui sont aujourd’hui vos Créon et vos Antigone?
G : C’est vrai que le spectacle de Françoise Boillat et Guillaume Béguin permet de se demander si nos démocraties contemporaines ne sont pas avant tout des dictatures déguisées…
S : C’est-à-dire ?
G : Nous sommes dans un temps où l’autocratie, portée par des courants politiques extrêmes, revient en force. En Europe, la Suisse, l’Italie, la France, la Pologne, la Hongrie versent de plus en plus dans les tentations nationalistes. En Russie et en Israël, Moscou et Jérusalem ont chacun leur roi de Thèbes. Et en Amérique du Sud, après le Brésil, c’est aujourd’hui l’Argentine qui a élu un despote armé d’une tronçonneuse. Sans parler de l’attaque du Capitole aux États-Unis il y a juste trois ans…Oui, les descendants de Créon sont encore nombreux…
S : Inquiétant… Qu’est-ce que les hommes apprennent de l’histoire ? Pourtant, je les avais prévenus… Entre autre dans ce texte dont j’ai vu l’adaptation de la Compagnie du Gaz depuis les cintres…
G : Et ?
S : C’est très clair, très sobre et très beau. Les lumières sont incroyables, la bande-son intimement insérée et les parties chantées douces et éclairantes. Le parti pris de mise en scène de faire jouer les rôles principaux à une seule actrice est quant à lui… comment dire… bien moderne… original.
G : Cela ne vous a pas convaincu ?
S : J’ai trouvé l’exercice de style théâtral exigeant et maitrisé. La comédienne fait très bien son travail.
G : Oui, vous avez vu comme il suffit d’un petit rien pour qu’on comprenne qu’elle passe d’un personnage à un autre ? Un accessoire, un veston pour Créon, un foulard pour Antigone, une remontée de col pour Hémon, Ismène qui se touche beaucoup le visage,
S : Oui, c’est vraiment du bel ouvrage pour une actrice. Au-delà, je ne suis pas sûr que cela soit une valeur ajoutée à la pièce que j’ai écrite.
G : L’idée est d’embrasser plusieurs points de vue à la fois pour apporter de la nuance aux conflits de valeurs qui se joue…
S : Mais pourquoi diable, à votre époque, faut-il toujours de la nuance ? Les dictateurs sont des radicaux de l’autoritarisme tout comme Antigone est radicale et absolue dans son combat pour l’amour, la famille et la démocratie. C’est cet engagement total, déraisonnable qui crée la tragédie. Pas la pondération, sœur du convivialisme évitant engendrant le plus souvent une novlangue hypocrite et une uniformisation délétère des idées au détriment de la pensée critique.
G : Wouah… Vous avez lu George Orwell ?
S : Oui, vous savez, j’ai le temps…
G : Il y a aussi l’idée que votre texte montre des combats qui peuvent se passer à l’intérieur de nous, dans l’ambivalence fondatrice de l’humain qui oscille entre le respect des normes et son libre arbitre…
S : Bien vu. Je vous l’accorde. On aurait tou·te·s en nous des côtés de Créon et d’autres d’Antigone…
G : Oui. Et il n’en demeure pas moins que, dans le spectacle, Antigone reste fière, orgueilleuse, sans compromis. C’est pour moi un bel exemple de désobéissance civile au nom de l’égalité des droits.
S : Intéressant de savoir que cela vous parle. La comédienne est en effet très crédible dans son plaidoyer pour une certaine idée de la justice. Et qu’avez-vous pensé du traitement de la trahison de son frère Polynice?
G : Il faudrait d’abord hiérarchiser les trahisons. Certes, Polynice va chercher la justice hors de sa patrie après la traitrise de son frère Etéocle. Mais Créon n’y va pas non plus avec le dos de la cuillère puisqu’il trahit sa famille en disqualifiant son neveu et en faisant assassiner sa nièce. Antigone combat quant à elle une loi qu’elle estime injuste. Elle a des arguments. Tout cela est très bien montré dans le spectacle. Dans la bouche de Françoise Boillat, le texte sonne clair et on suit d’une manière didactique les étapes de la tragédie.
S : Depuis deux millénaires, j’ai souvent entendu qu’Antigone est un exemple pour les femmes : celui d’oser dire non.
G : Oui. Et on en a plus que jamais besoin pour mettre de la démocratie dans nos démocraties. Besoin de sentir que parfois le combat que l’on défend est un devoir plus important que la recherche du confort personnel. Quitte à en mourir.
S : J’espère quand même que vous avez fait quelques progrès depuis mon époque.
G : La démocratie, le respect de l’autre et de la planète ainsi que l’égalité des droits sont des chantiers sans fin…
S : Mais, rassurez-moi, on ne met quand même plus à mort quelqu’un pour ses idées ? A votre époque, Antigone pourrait vivre son amour pour Hémon, fils de Créon, n’est-ce pas ?
G : Tout dépend où Antigone vivrait. Aujourd’hui, sur les 197 pays dans le monde, un bon quart applique encore la peine de mort. L’an passé, l’Iran a exécuté 17 femmes, la plupart ayant agi en état de légitime défense…
S : Et les Dieux n’interviennent pas ?
G : …
S : Vous avez l’air embêtée ?
G : Si nous avons encore malheureusement des Créon et heureusement des Antigone, notre société ne respecte plus les prophéties des devins, comme Tirésias dans votre pièce…
S : C’est bien dommage. Car au-delà du mystère l’existence des Dieux, cela forçait au moins l’homme à une posture humble face à des forces le dépassant…
G : Les forces de la nature, oui… Et aujourd’hui, on voit où le fantasme égotique de toute-puissance de l’humanité nous mène…
S : Vous m’avez l’air bien remontée, ma petite…
G : Ne m’appelez pas ma petite ! Sinon je vous dénonce sur les réseaux sociaux, espèce de vieux… de vieux…
S : Oui, vous avez raison, je suis vieux. Et certainement vieux jeu… Il faudrait que je me mette à la page. Les réseaux sociaux, vous dites ?
G : Oui, c’est une sorte d’essai démocratique qui a viré à l’anarchie…
S : Ah bon ? Je vais me renseigner… Mais pour revenir à la pièce, comment avez-vous compris la scénographie et la présence silencieuse de Tirésias, justement ?
G : L’intense comédien Fred Jacot-Guillarmod crée un personnage fantomatique qui offre un appui dialectique étrange, original et bienvenu à Françoise Boillat. Je l’ai vu comme une sorte de conscience divine qui surplombe les tourments des hommes avant de délivrer sa sentence… Un trait d’union entre le sol terreux – qui recouvre le plateau – sous lequel sont enterrés les frères d’Antigone et la promesse d’un au-delà vertueux. J’ai trouvé cela esthétique et efficace.
S : Décidément, vous m’impressionnez, jeune… euh, Mademoiselle… non plus ? Mais comment doit-on vous appeler ?
G : Greta. Celle qui dit non. Aujourd’hui.
S : Racontez-moi…
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Antigone, d’après Sophocle, par la Compagnie du Gaz, à l’Usine à Gaz, les 11 et 12 janvier 2024.
Mise en scène : Françoise Boillat et Guillaume Béguin
Avec Françoise Boillat et Fred Jacot-Guillarmod
Photos : © Xavier Voirol