Les réverbères : arts vivants

Retour en classe avec The Game of Nibelungen !

Jusqu’au 17 janvier 2024, la Comédie de Genève quitte ses murs. Dans The Game of Nibelungen, elle investit une salle de classe de l’École internationale de Genève et, grâce à l’humour de Laura Gambarini et la mise en scène de Manu Moser, revisite avec délice cette épopée du XIIIe siècle. De quoi regretter de ne plus suivre des cours d’allemand…

On pousse la porte, un peu intimidé·e – après tout, nous allons assister à un cours de littérature un peu particulier. Longue tresse, lunettes sur le nez et tout de bleu vêtue, notre professeur, Laura Gambarini nous accueille avec un « Guten Abend » qui achève de nous faire bégayer. Heureusement, son sourire rassure : son cours s’adresse à tout le monde… et surtout si l’on n’a jamais étudié la langue de Goethe ! On prend place derrière les pupitres vides, entre rires et maladresses, et il y a dans l’air un petit quelque chose de rentrée des classes.

Soudain… silence, bitte, le cours commence – auf Deutsch, of course. Mais rassurez-vous : dans un allemand que tout le monde peut comprendre sans problème. Le programme de la soirée est chargé, car nous n’avons que 45 minutes (le temps réglementaire pour un cours) afin de parcourir du début à la fin La Chanson des Nibelungen, une épopée médiévale rédigée en moyen haut-allemand au XIIIe siècle et dont Wagner a librement adapté l’intrigue dans les années 1850. À partir de ce moment-là – retenez-votre souffle, parce que vous n’êtes sûrement pas prêt·e pour ça !

L’allemand de Siegfried… comme vous ne l’avez jamais v/l/u

Armée de son livre bardé de post-it, Laura Gambarini nous fait plonger dans l’intrigue des Nibelungen. Et le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle n’y va pas avec le dos de la cuillère ! Tout commence avec le roi des Burgondes, Gunther (un molasson à la voix insupportable), sa sœur Kriemhild (d’une très grande beauté), son vassal et conseiller Hagen (obséquieux au possible). Siegfried, un guerrier d’une grande valeur qui est parvenu (après des affrontements violents) à entrer en possession d’une cape magique, survient à la cour de Gunther. Ni une, ni deux, il se met le roi dans la poche, tombe amoureux et épouse Kriemhild… et le voici embarqué pour l’Islande afin d’aider Gunther à séduire Brunhild, une princesse aussi belle que redoutable au combat. Mais je m’arrêterai là.

Pour nous faire comprendre les tenants et aboutissants de cette épopée, mais également les subtilités du vocabulaire ou les stéréotypes (stylistiques, poétiques, politiques, voire de genres) qui émaillent le texte, Laura Gambarini possède une panoplie de techniques — toutes plus ingénieuses les unes que les autres. À l’aise comme un poisson dans l’eau, elle passe du résumé oral aux dessins sur tableau noir, de la pantomime au théâtre d’objets, tout en interrogeant son public (c’est-à-dire, nous) sur tel ou tel point de vocabulaire. On se surprend ainsi à répondre aux questions en levant la main, à repêcher dans notre mémoire des mots parfois lointains – Schloss (château), Drache (dragon), König (roi)… et on gagne des gommettes en récompense, quand la proposition s’avère exacte !

Grâce au théâtre d’objets, chaque personnage prend corps de manière aussi cocasse qu’inattendue. Siegfried est une gourde massive, d’un bleu électrique ; le roi Gunther, une vieille patte à laver le tableau qui tient plus de la lavette trouée que du monarque (ce qui colle parfaitement à son caractère) ; la princesse Kriemhild, une coque de téléphone recouverte de fourrure lilas ; la reine Brunhild, un compas à craie ; le méchant Hagen, une paire de lunettes au ton obséquieux. Laura Gambarini leur prête une voix et une gestuelle propre, ce qui leur donne corps tout rendant le récit plus vivant. Ce n’est plus un cours auquel nous assistons – c’est une performance qui déboulonne les codes scolaires et littéraires, qui explose de joie et d’héroïsme. L’actrice-enseignante-narratrice grimpe sur les tables, mime un goéland, dessine l’itinéraire des héros au tableau, rejoue avec jubilation les grandes scènes de combat : Siegfried trucidant un ennemi (une compote pommes-fraises qui se déverse à grand flots sur le sol de la classe : voilà de quoi mimer le sang !), volant une cape d’invisibilité ou même… rencontrant en dragon. Mention spéciale, d’ailleurs, à ce dernier, mimé grâce à une veste et une cigarette électronique – mais je n’en dirais pas plus pour ne rien divulgâcher.

Quand la littérature classique jubile

Au sein de la programmation de la Comédie, The Game of Nibelungen s’inscrit dans un « focus » intitulé « s’élancer »… un verbe qui lui correspond totalement. Trois jeunes compagnies romandes y sont mises à l’honneur, pour l’originalité des spectacles et des approches qu’elles proposent : Laura Gambarini y côtoie ainsi la Cie You Should Meet My Cousins From Tchernobyl (dont nous vous avons déjà parlé, en tant que membre des Compagnies du Multivers) et la Cie Alors voilà, qui joueront chacune au cours de la seconde moitié du mois de janvier.

« S’élancer », c’est précisément l’expérience proposée par Laura Gambarini– s’élancer sans peur dans un texte, une langue, un univers qui nous sont peut-être inconnu·e·s, mais que l’on va apprendre à apprivoiser grâce à l’humour. Fruit d’une expérience réelle (l’actrice a travaillé comme remplaçante en allemand dans un lycée vaudois, en septembre 2020 – avec comme texte à étudier La Chanson des Nibelungen !), The Game of Nibelungen devient le cours d’allemand, le cours de littérature qu’on aurait toujours voulu avoir : celui qui, loin d’éteindre l’intrigue et de lasser avec un vocabulaire trop érudit, redonne vie au texte. Nous vibrons avec les personnages – nous vivons leur destin. Et nous nous amusons, tout en apprenant à les aimer.

N’est-ce pas, après tout, le but conjoint de la littérature et du théâtre… ?

Magali Bossi

Infos pratiques :

The Game of Nibelungen, de Laura Gambarini et Manu Moser, du 9 au 17 janvier à la Comédie de Genève (École internationale de Genève – Campus de La Grande Boissière), puis du 1er au 3 mars 2024 au douze dix-huit.

Mise en scène : Manu Moser

Avec Laura Gambarini

https://www.comedie.ch/the-game-of-nibelungen

Photo : © Vincent Guignet

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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