Les polyphonies dangereuses de Quartett
Boudoir du XVIIIe siècle… ou bunker d’après l’apocalypse ? Entre le 11 et le 21 janvier 2024, la scène du Théâtre Saint-Gervais accueille dans Quartett (Heiner Müller) les amours agonisantes de deux fauves monstrueux : la Marquise de Merteuil et le Vicomte de Valmont. Jeux de dupes ou de miroirs, mis en scène de Maya Bösch. Violent.
Pénétrer dans Quartett, plonger dans l’intrigue malsaine et le texte dense du dramaturge allemand Heiner Müller, c’est un peu comme se retrouver pris·e au piège d’une toile d’araignée – on se rend compte, trop tard, du danger. On prend place dans la salle, sous une lumière accueillante qui évoque encore le vrai monde, la rumeur de la rue, les conversations amicales… et puis, tout change. Spot froid, blanc, braqué sur l’escalier qui borde les rangées de sièges, côté jardin. Dans la lumière, Jeanne de Mont, corsetée de noir, jeans destroy sur les hanches et kimono déchiré jeté sur ses épaules pâles. Voilà Merteuil – et ses premiers mots, jetés à travers la salle comme un acide plus sanglant que ses ongles, sont pour celui qu’on peut considérer comme son double.
« Valmont. Je la croyais éteinte, votre passion pour moi. D’où vient ce soudain retour de flamme. Et d’une passion si juvénile. Trop tard bien sûr. Vous n’enflammerez plus mon cœur. Pas une seconde fois. Jamais plus[1]. »
Entre Gilles Tschudi – Valmont vieillissant mais toujours beau, magnétique, en long manteau noir. Son ton moqueur ne laisse aucune place au doute : il ne courbera pas l’échine devant la Marquise :
« Dois-je entendre que vous êtes de nouveau amoureuse, Marquise. Eh bien je le suis aussi, si vous appelez ça comme ça. Une fois de plus. Je serais désolé d’avoir interrompu un amant en train de donner l’assaut à votre belle personne. Par quelle fenêtre s’est-il échappé. Puis-je espérer qu’il se sera cassé le cou. »
À couteaux tirés
C’est donc à la fin d’une passion, à son inévitable et tragique dénouement, que s’intéresse Heiner Müller lorsqu’il écrit Quartett en 1980. Son point de départ ? La mise au point de la double manipulation orchestrée par Merteuil et Valmont, dans Les Liaisons dangereuses de Laclos : séduire la Présidente de Tourvel (femme mariée et bigote) et dépuceler la jeune Cécile de Volanges (qui sort du couvent pour prendre un époux). La Marquise et le Vicomte s’affrontent donc autour de cette double idée et, tout en comparant leurs stratagèmes respectifs, fantasment ensemble leurs victoires prochaines – car iels ne doutent évidemment pas de réussir. L’exposition de leurs plans se transforment en bataille rangée, en duel à mort où chacune, chacun, cherche à mettre l’autre à terre. Ainsi dansent-iels sur les cendres de leur passion morte, avec une délectation cruelle. Comme un légiste minutieux, Heiner Müller autopsie leurs amours passées et dissèque les liens troubles qui continuent, malgré tout, à les relier.
De l’autre côté des miroirs
Avec Quartett, la metteuse en scène Maya Bösch s’attaque à un texte dense, exigeant, construit à partir de longs monologues entrecoupés de dialogues lapidaires. Merteuil et Valmont en sont les seuls protagonistes – mais pas les uniques personnages. Au fil de leur affrontement verbal, iels se livrent en effet à un jeu malsain qui tient à la fois du théâtre, du sexe et de la duperie : chacun·e emprunte la voix de l’autre, la Marquise devenant le Vicomte et le Vicomte devenant la Marquise – ce qui confère au discours une tonalité nouvelle, plus violente à mesure que chacun·e s’ingénie à emprunter à l’autre ses façons et ses intentions. De même, Merteuil et Valmont s’amusent à incarner les autres personnages des complots qu’iels trament : la Présidente de Tourvel, Cécile de Volanges. La limite ténue entre les identités s’effondre, tout comme celle entre les genres. Ainsi, Valmont (incarné par Merteuil) courtise-t-il Madame de Tourvel (auquel le vrai Valmont prête ses traits et sa voix). Il en résulte un dépouillement des êtres, une déstructuration complète.
Afin de donner à voir ce processus, Maya Bösch joue avec l’espace de la scène. Divisé en trois parties grâce à des parois mobiles (avant-scène, milieu, fond de scène), le plateau incarne une plongée toujours plus profonde dans des inconscients malades. Deux immenses miroirs, comme un portail ou des portes gigantesques, se déplacent et s’ouvrent pour faire communiquer ces espaces. Ils servent également à instaurer un jeu autour de la notion de reflet – car que voient les protagonistes, en se regardant dans les miroirs ? Eux-mêmes ? L’autre ? Ou un mélange monstrueux des deux ?
Dilater le texte, dilater le temps
La plus grande force de Quartett réside sans doute dans son texte – par sa construction, sa densité, son exigence. Maya Bösch ne s’y trompe pas… mieux encore, elle ne s’y perd pas. Chaque phrase, chaque mot est pesé, comme une lame dont on éprouverait le fil avant de la plonger dans le flanc de l’adversaire. La diction est précise, comme un coup de scalpel ; lente sans être lassante, et d’un tranchant redoutable. Accélérations, ralentis, crescendos ou superpositions de voix se mêlent, et le boudoir devient une chambre d’écho horrifiante[2]. Si la majorité de la pièce est jouée en français, de nombreux passages sont conservés en langue originale allemande, surtitrés en rouge sang. On se plaît à passer d’une langue à l’autre, à trouver dans ces glissements le même brouillage d’identités qui concourt à créer une polyphonie dérangeante et unique. À se laisser submerger.
Jusqu’au dénouement. « À présent nous sommes seuls cancer mon amour. »
Magali Bossi
Infos pratiques :
Quartett, de Heiner Müller, au Théâtre Saint-Gervais du 11 au 21 janvier 2024.
Mise en scène : Maya Bösch
Avec Jeanne de Mont, Gilles Tschudi
https://saintgervais.ch/spectacle/quartett/
Photos : © Christian Lutz
[1] L’ensemble des citations est tiré de la traduction de Quartett par Jean Jourdheuil et Béatrice Perregaux.
[2] Il y aurait d’ailleurs beaucoup à dire sur l’univers sonore et l’éclairage de Quartett, mais je vous invite à découvrir ces éléments dans le reportage que j’ai consacré à la pièce, en amont de la première.