La plume : critiqueLa plume : littérature

À touxtes celles et ceux qui n’ont pas vécu de post-partum

« Pas faite pour être mère. Quel drame. Elle en est une. » (p. 62) C’est l’histoire d’une mère qui s’en va. C’est aussi l’histoire d’une mère qui essaie et réessaie. C’est l’histoire d’une mère au bord du gouffre, qui n’en peut plus. C’est l’histoire d’une ronde qui n’existe pas. C’est l’histoire d’une mère qui a besoin d’aide. C’est l’histoire de Salomé.

Le récit prend place à Genève et en Suisse romande, là où Salomé, le personnage principal, a grandi et là où elle commence sa vie de jeune maman. On découvre donc, au fil de ce court texte de 220 pages, Salomé qui trébuche, fait ses premiers pas en tant que parent. Cette œuvre décrit de manière saisissante la difficulté d’une mère que la maternité n’épanouit pas. La sincérité du livre en fait sa force. En effet, la honte, la culpabilité, la résignation, la violence y sont représentées sans romantisme ni minimisation. Ce roman semble donc tirer un tableau honnête, sinistre et désarmant de l’impact de ce qui semble être une dépression post-partum.

Quelques particularités formelles

Chaque chapitre est nommé par son rapport chronologique au départ de la mère. On trouvera par exemple « Dix ans, cinq mois et douze jours avant de s’en aller », à la page 15. Cette particularité formelle permet de se repérer sans peine dans l’organisation de l’œuvre. La temporalité n’y est en effet pas régulière : si le départ de Salomé constitue le temps zéro, alors le récit s’articule tout autour en variant narrations antérieures et ultérieures. Les analepses et prolepses s’enchaînent de manière discontinue, créant un effet hypotypique[1] de la mémoire de Salomé, comme si ses souvenirs étaient disposés en arborescence autour d’un centre névralgique que constitue le départ.

Hormis la temporalité, l’énonciation, avec sa narration homodiégétique[2], mérite aussi d’être décryptée. En effet, bien que la focalisation soit interne au personnage de Salomé, l’énonciation varie entre la première, deuxième et troisième personne du singulier. Qui est-elle ? Finalement, ne sommes-nous pas, lecteurices, aussi ce je ? Cette forme d’écriture facilite l’arrivée du discours indirect libre et autorise rapidement des transferts entre lecteurices et protagonistes. Compte tenu de l’adresse de l’autrice pour dépeindre des émotions complexes et nuancées, il est aisé de s’identifier à cette héroïne, qui se démarque d’ailleurs autant par des actions extrêmes et des émotions intenses que par une personnalité ordinaire qui semble tout droit sorti de notre quotidien genevois.

Ce livre porte un message clair : la parentalité n’épanouit pas tout le monde. Avoir un enfant peut être beau, insurmontable, effrayant, magnifique et terrible à la fois. Avant d’ouvrir ce livre, je me demandais : qui sont ces parents qui veulent partir loin de leurs enfants ? La réponse m’est pourtant apparue prestement. Ces parents, c’est moi, c’est tout le monde. Tout le monde peut souffrir d’une parentalité compliquée, peut souffrir d’une famille incapable de se montrer compréhensive ou soutenante, d’un·e compagne·on qui aide mais qui ne remplit pas son rôle de co-parent, de la fatigue, des crevasses sur les tétons… Loin d’apporter un unique et définitif parce que au pourquoi, l’œuvre propose donc une multitude de points de vue et, par conséquent, d’interprétations possibles concernant le départ de Salomé.

Descriptions de la violence : entre dénonciation et proposition de solutions

Sheybani retrace aussi la frontière perméable entre le privé et le politique, en évoquant à demi-mot l’insidieuse infiltration du sexisme dans la vie de Salomé. Comment est-ce que des habitudes se mettent en place dans l’organisation de la maison, quels systèmes sont accessibles pour une personne qui a urgemment et impérieusement besoin d’aide, comment est-ce que le mari de Salomé priorise son travail par rapport au temps qu’il passe avec Salomé et le bébé, comment le pédiatre écarte d’un mot les inquiétudes de la nouvelle mère…

À partir d’un mal-être intérieur ignoré, la violence se développe avec, par et contre Salomé et son petit. Les pensées s’obscurcissent, les mains serrent un peu trop fort, les assiettes sont brisées, les fenêtres appellent au saut… Finalement, c’est surtout la violence verbale qui éclate en plein jour, la violence physique restant la plupart du temps contenue dans l’imaginaire de Salomé.

« Il se met à pleurer vraiment. […] Une dame qui lui dit, je crois que votre bébé a besoin que vous le preniez dans les bras. […] Et comme toujours. Le vertige qui veut l’emporter. S’il l’emporte, elle va balancer la poussette sur la route. Et fracasser la tête de la dame par terre. Elle est petite, mince – la dame – elle pourrait. […] Mais qu’est-ce que vous attendez ? Prenez-le, ce pauvre petit. Il. Pleure. Si je le prends maintenant, Madame. Je l’étouffe. Je le serre. Je le secoue. Vous entendez ? Elle entend. Parce que Salomé s’est mise à hurler. D’autres passants se retournent. Ou s’arrêtent. Si je le prends, je le jette. Je le jette. » (p. 172-173)

Cette violence sous-jacente est combattue à tout instant par une Salomé tourmentée par une interrogation : « Comment amener de la douceur dans ce début de relation fait de cris et de désespoir ? » (p. 159) Tiraillée entre l’impossibilité d’être une mère parfaite et la nécessité de se préserver, la jeune mère écarte les signes avant-coureurs et tente tant bien que mal de répondre à toutes les attentes qui pèsent sur elle, jusqu’au moment fatidique où elle décide finalement de faire son sac et de s’en aller.

Bien que la violence soit omniprésente, le deuxième roman de Chirine Sheybani n’a pas que – je crois – pour but d’inquiéter, mais plutôt de prévenir et aussi, parfois, de proposer des solutions concrètes. En critiquant certains comportements, l’autrice développe en filigrane des méthodes, des positionnements qui auraient pu aider, qu’il pourrait être bon d’adopter. Par exemple, l’œuvre commence par dénoncer l’impact déplorable que peut avoir un entourage peu présent. Par la suite, Salomé, souffrant de ne pas pouvoir s’appuyer sur le sien, détaille ce dont elle aurait besoin :

« Tu sais. En fait. Ce qu’elle aimerait. C’est une. Vraie. Famille. Une famille comme avant, diraient les vieilles dames qui discutent sur un banc, face au soleil, dans les parcs, l’après-midi.
Et elles auraient raison. Une famille comme avant. Une famille comme une tribu […] qui serait là. Discrète. Disponible. Juste derrière. Non, même pas juste derrière. Mais autour. Oui, tout autour. Une espèce de cercle. De ronde autour de cette jeune mère qui ne sait rien. […]
Une ronde autour de cette jeune mère. Ne pas l’étouffer. Ne pas l’envahir de conseils, d’idées, de suggestions. La laisser découvrir. Comprendre gentiment. Mais être là. Disponible pour la serrer dans les bras. Pour lui dire que tout va bien. Qu’elle y arrivera. Que porter cet enfant à la vie, elle peut. Qu’elle n’est pas seule. Qu’elle peut se tromper. […] Qu’on ne la juge. Pas.
Une ronde pour la rassurer. Pour lui proposer une épaule, des bras, des genoux, quand elle ne peut plus. Pour le petit qui pleure. C’est sûr. Mais aussi pour elle. Pour sa tête à elle. Pour sa tête qu’elle aurait envie de poser sur l’épaule de quelqu’un. Ses cheveux doucement caressés. Ça ira. Calme-toi. Respire. » (p. 112-113)

Après la lecture de cette scène, je me suis retrouvée à questionner et à essayer de me souvenir de mes interactions avec les jeunes mères de mon entourage. Moi, tranquillement assise dans un canapé, quand ma (demie) sœur hurlait à la mort, sa maman qui préparait le repas du soir, un aspirateur dans une main, mon autre sœur dans l’autre, et moi et mon livre sur les genoux… J’ai toujours su que la maternité était complexe et difficile. Je me suis souvent demandé si j’en serai capable. Mais je ne suis pas parvenue à une conclusion pertinente. J’ai donc refermé ce livre avec une certitude en plus : j’aurais dû en savoir plus et j’aurais pu faire mieux. C’est possible d’adopter un comportement adéquat, c’est possible de soutenir et d’être à l’écoute des personnes qui en ont besoin.

Bien que ce livre puisse sans doute s’adresser aux jeunes parents en portant un message d’espoir et de déculpabilisation, je crois fermement qu’il peut également provoquer un changement durable de paradigme et de comportement chez toute personne qui n’a jamais eu d’enfant : en tout cas, je ne me permettrai plus de demander une tasse de thé à une personne qui viendrait d’accoucher.

Aude Bavarel

Référence : Chirine Sheybani, C’est l’histoire d’une mère qui s’en va, Genève, Éditions Cousu Mouche, 2020, 220p.

Photo : ©Aude Bavarel

[1] L’hypotypose est une figure de style qui consiste à décrire une image de manière si claire qu’on peut se la représenter facilement et complètement, qu’on « croirait la vivre » (https://www.cnrtl.fr/).

[2] On parle narration homodiégétique quand lae narrateurice est un personnage de l’histoire qu’iel raconte

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