Aboyer comme une chienne à trois pattes
Événement à Genève. Après avoir ouvert le festival d’Avignon l’été passé, les sociétaires de la Comédie-Française, sous la houlette du génial Tiago Rodrigues débarquent sur la scène des Eaux-Vives pour jouer un spectacle très fort : Hécube, pas Hécube, qui revient sur un fait public de maltraitance institutionnelle d’enfants sur fond de tragédie grecque. Un parti pris un brin manichéen mais implacable et parfaitement assumé. Une grande réussite pour ne pas oublier de s’indigner.
Le spectacle commence autour d’une longue table de lecture. La troupe est réunie. Il y a là Nadia. Elle répète le rôle d’Hécube, la veuve de Priam, qui a tout perdu dans la défaite de Troie. Une tragédie écrite il y a 2500 ans par Euripide. Hécube avait confié son dernier fils Polydore à Polymestor, roi des Thraces, qui était censé le protéger mais qui l’a tué pour s’accaparer sa fortune.
Nadia (Elsa Lepoivre, impressionnante d’émotions et de dignité) est pressée de terminer cette première lecture parce qu’elle a un rendez-vous important avec un procureur (Denis Podalydès, éblouissant dans sa palette de jeu) dans le cadre d’une enquête judiciaire. Nadia est en effet la mère Courage d’un enfant autiste placé dans une institution qui, faute de moyens et de personnel compétent, n’arrive pas à protéger les enfants et en vient même à les maltraiter. On comprend l’évidence de la résonance entre la trahison de Polymestor à l’égard d’Hécube et celle de l’État envers Nadia. Et les deux mères, à deux millénaires d’intervalle, aboient sans fin pour que justice soit rendue.
Dans la vraie vie, Nadia, c’est Natacha Koutchoumov, actrice et ancienne directrice de la Comédie de Genève. Son fils Elias, atteint d’autisme, a subi des maltraitances graves dans une institution de la région. Elle n’a eu de cesse de dénoncer celles-ci et de déposer plainte. L’affaire occupe d’ailleurs toujours aujourd’hui la justice.
Et il y a quelque temps, Tiago Rodrigues a dirigé Natacha Koutchoumov dans un spectacle. Au détour d’une répétition, elle s’est confiée au metteur en scène sur la tourmente personnelle qu’elle traversait. Celui-ci a alors découvert cette histoire sordide qui fait écho à toutes les maltraitances institutionnelles sur des personnes vulnérables partout dans le monde. Et le non-respect des droits fondamentaux qu’une société digne se doit d’offrir avant tout aux plus fragilisés l’a inspiré pour écrire Hécube, pas Hécube, un spectacle pour donner de la voix à celles et ceux qui ne parlent pas.
Hécube va se battre jusqu’à la mort pour venger son fils. Elle arrachera même de ses propres mains les yeux de Polymestor qui a trahi sa confiance. Pareil sort arrivera dans la pièce de Tiago Rodrigues au lâche Secrétaire (Loïc Corbery, remarquable d’agilité, de naturel et de drôlerie) convoqué par le Procureur. Le symbole est fort pour dire l’aveuglement (volontaire ?) de l’État. Épilogue provisoire d’un combat sans merci à la David contre Goliath, entre un pouvoir gangréné dans son oligarchie hypocrite et une mère qui aura pris tous les risques pour que l’injustice soit reconnue et que la vérité éclate. Chez Euripide, Hécube se fera même lapider par les proches de Polymestor. De rage, elle mordra les pierres qu’on lui lance et s’en trouvera métamorphosée en chienne. Elle se jettera alors dans la mer, en un lieu appelé depuis le tombeau de la chienne et qui sert de guide aux marins.
Autour de la figure de la chienne, Tiago Rodrigues entrecroise à nouveau les strates narratives. Hécube n’arrêtera pas d’aboyer pour faire entendre sa douleur. Nadia en fait de même auprès du Procureur. Et Otis, l’enfant autiste dont on parle dans la pièce, aime regarder d’une manière obsessionnelle un dessin animé qui raconte l’histoire d’une chienne qui a perdu son petit… Au dernier épisode, après avoir bravé tous les dangers, le corps perclus, meurtri de cicatrices et ayant même perdu une patte dans les batailles homériques qu’elle a menées, elle retrouvera son chiot. Et comprendra alors, malgré le bonheur des retrouvailles, que sa destinée est de courir, de chercher et d’aboyer. Elle va aboyer pour toujours. Et son fils avec elle. C’est fort.
Ce n’est pas là le moindre des mérites de cette vertueuse entreprise artistique. Il est en effet remarquable de constater que de cette double tragédie ressort un spectacle très cohérent transpercé même de respirations tendres et humoristiques. Ainsi, Elsa Lepoivre est très touchante quand elle est traversée par un amour maternel qui transforme le regard qu’elle a sur son fils, capable de voir dans des mouvements saccadés une chorégraphie dansée (bel hommage à Otis Redding) ou à travers une litanie mécanique de mots une poésie à la Prévert roborative.
Denis Podalydès a, quant à lui, un côté Inspecteur Colombo très britannique qui aime offrir des petits cafés lors des interrogatoires pour humaniser le formalisme de sa fonction. Et Loïc Corbery est bluffant quand il cherche la justesse dans son rôle de méchant tout en questionnant avec beaucoup de décalage les décors, les costumes et les déplacements des personnages. Le reste de la troupe est du même acabit avec « chaque personnage, qui, ne l’oublions pas, a sa propre histoire. Et qu’il est le personnage principal de cette histoire » (p.97 du texte de la pièce.)
La forme de l’ensemble est donc une grande réussite. Hormis les qualités d’écriture et de jeu, soulignons encore l’esthétisme de la scénographie, la belle homogénéité des costumes et des lumières et surtout l’unique élément de décor – une intimidante statue de chienne perchée sur un promontoire, le tout culminant à plus de quatre mètres de hauteur.
Venons-en au fond du propos. C’est donc un texte à charge, qui dénonce à juste titre les errances d’une gestion étatique défaillante, indigne d’un pays qui se dit civilisé. Espérons seulement que le message a bien passé et que le public ne restera pas sur l’impression que les remplaçant·e·s non-formé·e·s et l’éducatrice sont les principaux responsables des maltraitances. La lâcheté et l’impunité de la hiérarchie risqueraient alors de passer au second plan, minimisant à nouveau la culpabilité de telle coordinateur général ou autre secrétaire d’État, toute ressemblance avec des personnes existantes étant totalement assumée.
Il est en effet urgent de comprendre ce spectacle avec une vision systémique qui critique l’organisation même du pouvoir. Au risque de retomber dans les méandres d’une bourgeoisie culturelle qui regagne ses peinâtes en se disant que c’était un bon moment de théâtre et qu’il n’y a rien à changer. Diantre non.
Indignons-nous. Engageons-nous pour dénoncer les injustices sociales que vivent les plus fragiles d’entre nous. Signifions à Nadia Koutchoumov et à toutes les Hécube de hier, d’aujourd’hui et de demain notre admiration et notre soutien. Soyons solidaires. Avec une pièce de théâtre, un livre, un article, une manifestation dans la rue, une lettre au Conseil d’État… Résistons. Au nom des valeurs humanistes. Pour tous les Elias et Otis du monde. Et ne banalisons jamais l’horreur. Aboyons. Tous ensemble. Oh oui, aboyons.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Hécube, pas Hécube, à la Comédie de Genève, du 28 novembre au 1er décembre 2024
Texte et mise en scène : Tiago Rodrigues
Avec la troupe de la Comédie-Française : Élissa Alloula, Loïc Corbery, Eric Génovèse, Gaël Kamilindi, Elsa Lepoivre, Denis Podalydès et Séphora Pondi
https://www.comedie.ch/fr/hecube-pas-hecube
Photos : © Christophe Raynaud de Lage