Le banc : cinéma

« Gaza mon amour »

Au Festival « Palestine Filmer c’est Exister », le cinéma palestinien, produit d’une résistance acharnée face à l’effacement systématique de la mémoire collective, témoigne d’une réalité où l’existence elle-même devient un acte humaniste et politique. Un court métrage suit les dommages causés à des enfants sourds par les bombardements et les armes soniques. Une anthologie réalisée par des cinéastes gazaouis dessine une mosaïque de vies en sursis. Poignant, salutaire et incontournable.

Deux œuvres marquantes, Vibrations from Gaza de Rehab Nazzal et From Ground Zero, une anthologie réalisée par des cinéastes gazaouis, illustrent une lutte pour la vie avec une puissance narrative et visuelle rarement égalée. Ces films transcendent le simple reportage pour offrir des visions intimes et profondes de la vie sous le siège, révélant non seulement les tragédies quotidiennes mais aussi les espoirs tenaces qui animent une population assiégée.

Monde du silence

À l’écran, le mouvement de ressac des vagues sur la grève de Gaza passe de la couleur au noir et blanc d’une eau-forte. Nous voici plongés in media res au cœur du sensorium propre aux jeunes enfants autistes. De la colonne sonore, ne surnagent que le bruit assourdi des vagues et la vibration étouffée des drones survolant en continu la Bande de Gaza.

Dans le court-métrage expérimental, Vibrations from Gaza de l’artiste pluridisciplinaire Rehab Nazzal sorti le 7 septembre 2023, soit peu de temps avant le carnage systématique de cette prison à ciel ouvert qu’est Gaza, l’opus a le mérite de rappeler que sa population subit les bombardements, les destructions et leurs effets collatéraux remontent à loin. Les protagonistes évoquent en langage signé, la Guerre de l’été 2014. Israël lance alors l’opération Bordure protectrice, dans le dessein notamment de faire cesser les tirs de roquettes sur son territoire. Bilan: 2100 morts du côté palestinien, dont 541 enfants et 100’000 habitations rasées. Ou détruites en grande partie.

Rappeler cette inscription de l’oppression sur la durée est ce que dit la réalisatrice :

« Depuis plus de cent ans, depuis le lancement du projet colonial en Palestine par la Grande-Bretagne, les tentatives visant à déplacer ou éliminer la population palestinienne autochtone et à exproprier leurs terres ont persisté. Le génocide et le nettoyage ethnique qui se déroulent en ce moment même à Gaza et en Cisjordanie sont une tentative de poursuivre ce qui a commencé au tournant du XXe siècle. »[1]

La cinéaste multidisciplinaire explore les perceptions des enfants sourds vivant dans la bande de Gaza, transformant leur expérience en une métaphore universelle de la résilience face à l’injustice. À travers les récits d’Amani, Musa, Israa et d’autres enfants, le film place son public dans une réalité où les vibrations deviennent un moyen de comprendre un monde marqué par la violence. Les effets de ces bombardements sont destructeurs sur le corps et tout le système perceptif des victimes.

Vibrations létales

À Gaza, il n’existerait qu’une seule école pour enfants malentendants que le film nous fait découvrir. On découvre des bambins jouant à la marelle, s’amusant, témoignant de l’impact sonore et kinesthésique des bombardements. L’école Mostafa Sadic Rafie, qui s’efforçait d’accueillir les étudiant e s était déjà surchargée.

Qu’en reste-t-il aujourd’hui alors que toutes les infrastructures vitales sont détruites, liquéfiées, que la famine étend son empire, que les mères ne peuvent plus allaiter et que des enfants meurent par dizaine quotidiennement depuis le début de ce qu’il n’est plus possible de qualifier d’offensive ? Comme le confie avec une incroyable lucidité, une jeune enfant, le but est de « nous effacer, de nous exterminer », mais « nous somme résilients ». Jusqu’à quand ? Enfin les quelques 3 millions de victimes gazaouies ont leur visage, leur geste, leur histoire. Ils sont de l’Enfantin d’abord le plus joyeux à la plage. Puis le plus grave à travers le sommeil que cette enfant ne trouve plus, les bombes qui frappent la nuit ou à l’heure des repas, devinez pourquoi.

Est-ce que, parmi tant d’autres, vous, moi, les jeunes pères ou mères qui s’affichent sous nos latitudes tout sourire avec leur bamboche en photo de profil WhatsApp ne songent ne serait-ce qu’une putain de seconde au fait que notre impuissance permet que des bambins du même âge soient ainsi terrorisés, martyrisés et humiliés, traumatisés, blessés, tués et privés de tout avenir viable sur des générations à 4h15 d’avion de Genève?

Ressentis

Ces enfants, nés et élevés sous un siège militaire permanent, décrivent avec une précision à couper le souffle comment ils et elles ressentent les frappes aériennes et les explosions. Les vibrations de l’air, les tremblements du sol et les échos des bâtiments en train de s’effondrer remplacent les sons absents. Ces descriptions, empreintes d’une innocence brutale, révèlent une perception unique du conflit.

L’interrogation centrale du film — la surdité de ces enfants est-elle naturelle ou une conséquence des armes soniques utilisées ? — renforce son impact humanitaire et social. En posant cette question, Nazzal expose une réalité où la guerre n’affecte pas seulement les corps, mais redéfinit aussi la manière dont les individus perçoivent et interprètent leur environnement.

Les choix esthétiques de la réalisatrice amplifient cette expérience sensorielle : des gros plans sur les visages des enfants, entrecoupés de scènes montrant les vibrations dans l’eau ou le souffle des explosions, plongent le spectateur dans un monde où le silence est bruyant et où l’absence de son est plus oppressante que le vacarme.

Vies éclatées

Avec From Ground Zero, une équipe de cinéastes pour la plupart débutant·e·s de Gaza offre un portrait collectif des réalités de la vie sous les bombes. Ce long métrage est constitué de 22 courts segments différents, chacun racontant une histoire distincte mais convergeant vers une même vérité : le quotidien à Gaza est une mosaïque de survie, de douleur et de résilience.

Produit par Rashid Masharawi, cinéaste multiprimé, né en 1962 dans un camp de réfugiés, celui d’Al Shati, (bande de Gaza), producteur historique et infatigable pédagogue ayant formé des générations de réalisateurs palestiniens, From Ground Zero a été officiellement sélectionné pour représenter la Palestine dans la course à l’Oscar 2025 du Meilleur Film International.

Chaque court-métrage, d’une durée de trois à six minutes, explore un aspect unique de l’existence gazaouie, mêlant fiction, documentaire, animation et cinéma expérimental. Pour No Signal de Mohammad Al Sharif, un homme fouille désespérément les décombres d’un immeuble détruit à la recherche de son frère porté disparu. Comment maintenir un semblant de normalité face à tant de pertes et de ravages? Les plans se resserrent sur les visages et les mains, maculées de poussière reflétant un dénuement absolu face à l’immensité de la destruction. Intense et déchirant.

Art thérapie

Une jeune fille se remémore de sa maison avant qu’elle ne soit détruite au détour de Flashback, signé Islam Al Zeirei. À travers des flashbacks mêlés de scènes contemporaines, elle danse sur les ruines, ses écouteurs distillant une colonne sonore la téléportant dans un univers dénué de conflit. Ce tuilage entre réalité brutale et imaginaire offre une vision poignante de la manière dont l’art peut devenir refuge. L’antonyme de mourir n’est-il pas créer plutôt que vivre, dans la dignité et la sécurité ?

Des enfants traumatisés participent à des séances d’art-thérapie où ils et elles dessinent des scènes de leur vie sous les bombes dans Soft Skin (Peau douce de Khamees Masharaw). À travers leurs dessins, ils et elles expriment des peurs et des pertes indicibles, révélant une complexité émotionnelle que les mots ne suffisent pas à transmettre. Une approche que convoque aussi Vibrations from Gaza.

Enfin, No (Non de Hana Awad) suit au fil d’un rare moment de légèreté, une femme décidant de ne pas se laisser submerger par la souffrance. Elle organise une rencontre musicale, cherchant à célébrer la vie malgré les bombes. Ce magnifique court-métrage transpirant la détermination faite femmes offre un contraste marquant avec les autres. Il rappelle que même dans les moments les plus sombres, la joie d’être encore de ce monde peut subsister.

Au plus près

Bien que chaque court ait sa propre identité, From Ground Zero fonctionne comme une œuvre unifiée, chorale capturant l’essence de Gaza à travers une variété de perspectives et de genres cinématographiques : fiction, documentaire, de docu-fiction, film d’animation et réalisation expérimentale. Les images, souvent capturées avec des moyens rudimentaires que des téléphones portables, témoignent de l’urgence et de l’authenticité des récits. Sous blocus et destruction planifiée, comment pourrait-il en être autrement ?

Loin des clichés sensationnalistes souvent associés aux zones de guerre ou de l’info en continu déversant des images que plus personne ne veut voir, ce film se concentre sur les individus et leurs histoires et expériences intimes. Les cinéastes plongent dans l’intimité des Gazaouis, explorant non seulement leur souffrance mais aussi leur créativité, leur humour et leur résilience face à l’adversité. Dans un monde où le silence est souvent synonyme de complicité, ces films brisent les barrières et ouvrent un dialogue essentiel sur la résilience, l’humanité et l’importance de se souvenir. Car, comme le montrent ces réalisations exemplaires, oublier serait la véritable tragédie.

Frank Lebrun

Infos pratiques :

13e édition du Festival « Palestine Filmer c’est Exister ». Genève, Cinémas du Grütli, Cinéma Spoutnik, MEG. Jusqu’au 2 décembre. Et au-delà, notamment par une programmation sur l’année annoncée par le Cinéma Spoutnik, lors de l’ouverture de la manifestation le 28 novembre.

Les cinéastes de From Ground Zero sont : Neda Abou Hassane, Karim Stoum, Bachar al-Balbissi, Mehdi Karira, Os al-Banna, Hanaa Alioua, Nidhal Damo, I’timad Weshah, Alaa Damo, Rima Mahmoud, Mohammed al-Sharif, Khamis Mashharawi, Islam al-Zurai’i, Basl al-Makoussi, Mostafa al-Nabih, Ahmed al-Danaf, Wisam Mousa, Alaa Islam Ayyoub, Tamer Najim, Rabab Khamis, Mostafa Kallab et Ahmed Hassouna

Photos : ©LDD (Vibrations from Gaza) et ©Watermelon Pictures Co (From Ground Zero)

[1] C Mag.25.03.2024.  « Palestine, mémorisation et témoignage de la photographie : un entretien avec Rehab Nazzal », traduit de l’anglais.

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