Amélie Poulain et la vie des autres
Ovni cinématographique, petit joyau d’humour et de poésie, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain est un film à part dans le cinéma français, intemporel tout autant qu’universel. Voilà ce qui en fait le charme…
Raymond Devos disait qu’avec une fois ou deux fois rien, on n’a rien ; mais qu’avec trois fois rien, on a déjà quelque chose (et pour pas cher, en plus !)… Amélie Poulain est la parfaite illustration de cet aphorisme. Dans une accumulation qui frôle parfois l’énumération, le réalisateur Jean-Pierre Jeunet débute en racontant tous ces petits riens qui font la vie et qui, mis bout à bout, forment une très belle idée cinématographique : faire tourner une pièce de monnaie sur elle-même comme une toupie, manger dix fraises Tagada sur le bout de ses doigts le plus vite possible, énoncer la liste des choses que l’on aime ou que l’on n’aime pas dans l’existence, comme plonger la main au fond d’un sac de grains, briser la croûte des crèmes brûlées avec la pointe de la petite cuillère ou encore faire des ricochets sur le canal Saint-Martin[1]… tout cela, Amélie le fait. Car elle ne tient pas du tout à se confronter à la réalité. Le monde extérieur lui paraît si mort qu’elle préfère rêver plutôt que de vivre[2].
Pour cette serveuse sans histoire de Montmartre, la vie bascule le jour de la mort de Lady Di. Par accident[3], elle découvre la boîte à souvenirs d’un enfant qui a jadis occupé son appartement. Amélie décide de retrouver le locataire pour lui rendre sa boîte ; si cela le touche, c’est décidé, elle commencera à se mêler de la vie des autres.
« C’est drôle la vie, quand on est gosse le temps n’en finit pas de se traîner et puis du jour au lendemain on a 50 ans et de l’enfance, tout ce qu’il en reste tient dans une petite boîte rouillée. »
Film atypique, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain débute par 16 minutes de voix off (qui continuera ensuite mais de manière moins présente, en laissant place au déroulement des scènes avec dialogues). Or, ce qui le rend si particulier, et qui contribue grandement à son charme, paradoxalement, c’est son rythme. Le film fourmille d’idées, toutes intéressantes et qui s’enchaînent sans temps morts. Le voisin souffre de la maladie des os de verre et vit reclus ; le nain de jardin du père d’Amélie part en voyage à travers le monde (et envoie des photos !)… C’est beau, poétique et émouvant, comme lorsque Bretodeau, l’enfant de l’appartement, récupère sa cassette.
Mais Jeunet, qui nous avait habitués à une photographie immédiatement identifiable (comme les tons bleus de froids de La cité des enfants perdus[4]), n’oublie pas non plus la forme, ici. Pour Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, il préfère des couleurs chaudes et sépia qui donnent un air volontairement rétro et un côté définitivement nostalgique au film. Amélie Poulain est aussi traversé de très beaux effets visuels, pastiches (détournement d’un discours de Staline) ou poétiques, notamment quand l’héroïne falsifie en accéléré la lettre d’amour du mari disparu de la concierge ou quand Amélie se liquéfie littéralement au départ de son amour secret du café où elle travaille.
Staline : « Si Amélie préfère vivre dans son rêve et rester une jeune fille introvertie, c’est son droit. Rater sa vie est un droit inaliénable. »
Enfin, il y a tout le reste : la direction d’acteurs (Jeunet étant l’un des rares réalisateurs à réussir à tirer le meilleur du jeu d’Audrey Tautou) ; la musique, signée Yann Tiersen, qui emporte l’histoire comme une valse et entraîne les images dans un tourbillon féerique. Il s’agit quasiment de l’œuvre d’une vie, Tiersen ayant, en plus des compositions originales, puisé allègrement dans son répertoire préexistant pour ce film. Ou encore cette sublime idée de cinéma qui résume le film : Amélie va aider Bretodeau, le passant aveugle, son père, Ginette sa collègue et Joseph le client, sa concierge, son voisin, Lucien l’épicier amoureux de ses légumes, Hipolito l’écrivain raté… mais qui va s’occuper de régler les cafouillages de sa vie, à elle ?
À la frontière du conte, comme Le voleur de bicyclette ou La vie est belle (de Capra) dont il partage la poésie et la portée philosophique, Le fabuleux destin d’Amélie Poulain possède aussi une puissance, par le propos, le rythme et sa capacité à émouvoir et faire rire dans le même temps. Un chef-d’œuvre, assurément.
Bertrand Durovray
Référence : Le fabuleux destin d’Amélie Poulain, de Jean-Pierre Jeunet. Avec Audrey Tautou, Mathieu Kassovitz, Rufus, Jamel Debbouze, Isabelle Nanty, Dominique Pinon, Yolande Moreau, Maurice Bénichou et la participation de Ticky Holgado (photo animée) et d’André Dussollier (voix off). 2001, 2 h 02.
Photos : © DR
[1] Le film est très parisianiste. Jean-Pierre Jeunet se justifie en expliquant qu’il revenait de Hollywood où il avait tourné Alien, la résurrection et que, de la redécouverte de la beauté de la capitale française seraient nées l’idée et l’ambition d’Amélie Poulain.
[2] Une attitude que le voisin aux os de verre résume parfaitement quand il compare Amélie à la jeune fille rêveuse du ”Déjeuner des canotiers”, le tableau de Renoir qu’il copie chaque année : « Elle préfère s’imaginer une relation imaginaire avec quelqu’un d’absent plutôt que de nouer liens avec les présents. »
[3] En apprenant la mort de la ”Princesse du peuple”, Amélie fait tomber le bouchon de son eau de Cologne qui heurte une plainte, la descelle, et découvre une boîte d’un enfant dans une cachette.
[4] Co-réalisé avec Marc Caro en 1995.