Analyse : Civilizations, une autre histoire de la mondialisation
« Il ne s’agissait nullement de venir à bout de l’armée espagnole, mais simplement de faire passer un message : la situation a changé. Votre monde ne sera plus jamais le même. Vous êtes le Cinquième Quartier. » (p. 179)
En août 2014, les éditions Grasset publie une uchronie écrite par le romancier Laurent Binet : Civilizations. L’auteur n’en est pas à son coup d’essai. Familier des torsions et des réflexions que la fiction peut provoquer lorsqu’elle se confronte aux réalités historiques, il s’est en effet amusé à pareils jeux avec HHhH (2010), puis en 2015 dans La Septième Fonction du langage. Civilizations, c’est l’histoire mondiale que Binet se propose de (re)écrire, en partant d’un point de départ qui bouleverse radicalement nos repères : et si l’Occident du XVe siècle n’avait pas « découvert » le Nouveau Monde… mais que l’inverse s’était produit ?
Un autre récit du monde
Dans Civilizations, l’uchronie rebat les cartes pour réécrire l’histoire. Avec Christophe Colomb, le 12 octobre 1492, deux parties du monde se rencontrèrent. Les choses auraient-elles pu être différentes ? Oui, répond Laurent Binet. Car pour résister aux conquistadors, il manquait peu de choses aux peuples amérindiens : le cheval, les anticorps et le fer. Autour de l’an 1000, Freydis, la fille d’Erik le Rouge, quitte le Groenland qu’avaient foulé ses ancêtres. Par-delà les eaux, elle parvient au Vinland, un pays agréable au-delà de l’océan. Plusieurs coups du sort la poussent vers le sud, jusqu’à Cuba. Là, les Groenlandais commercent avec les populations locales (qu’ils nomment Skraelings), leur apportant chevaux, maîtrise du fer et maladies :
« Puis il arriva qu’un Skraeling frappé par la fièvre survécut et se rétablit. Il fut suivi d’un autre et peu à peu, le mal apporté par les étrangers perdit de sa force. Alors les Groenlandais surent qu’ils étaient arrivés au terme de leur voyage. » (p. 31)
Les siècles passent. Colomb, qui parvient sur les rives foulées par Freylis cinq cent ans plus tôt, entend revendiquer ces terres pour les souverains espagnols qui l’envoient. La situation tourne vite à son désavantage : les Indiens qu’il rencontre ne sont pas décidés à se laisser faire. Colomb perd peu à peu ses hommes et ses trois bateaux. Il finit sa vie à Cuba auprès des Indiens Taïnos, sans que personne en Espagne n’entende jamais parler de son expédition.
« Je vais nu, comme un chien errant, presque aveugle, sans plus personne qui fasse attention à moi. Seule la fille [de la reine] Anacaona me témoigne l’intérêt que les enfants portent aux vieillards qui leur content des histoires. Chaque jour, elle vient me voir pour que je lui raconte la grande Castille et ses monarques illuminés de gloire. » (p. 71)
Cette fillette se nomme Higuénamota. Moins de quarante ans après l’arrivée de Colomb, ce sont les troupes d’Atahualpa qui déferlent sur Cuba. Chassé de Quito par une guerre de succession, l’Inca se lie d’amitié avec les Taïnos – et la princesse Higuénamota, qui lui conte l’étrange histoire de ces hommes venus du Levant. Elle lui montre les bateaux de Colomb, échoués sur le rivage… le voici, le moyen d’échapper à l’ennemi qui le talonne depuis Quito ! Ni une, ni deux, Atahualpa s’embarque avec sa suite et traverse l’océan. En 1531, il parvient à Lisbonne – dans l’indifférence générale, la ville venant d’être touchée par un séisme :
« Les bateaux continuèrent de longer la rive. Un spectacle des plus étrange se dévoilait. Des maisons de pierre étaient écroulées. Des feux brûlaient dans les collines. Des cadavres jonchaient le sol. Des hommes, des femmes, des chiens erraient parmi les décombres. Les premiers sons que les Quiténiens perçurent du Nouveau Monde furent des aboiements et des pleurs d’enfants. » (p. 100)
Aidé d’Higuénamota, Atahualpa se familiarise avec ce Nouveau Monde qu’il a découvert. Fin stratège, il comprend que, pour survivre, il lui faut exploiter les dissensions à l’œuvre en Espagne, qu’accentuent encore la terrible Inquisition. Il s’allie ainsi les populations persécutées, fomente des révoltes, gagne des villes, conclue des alliances… et, de fil en aiguille, devient maître du plus grand royaume d’Europe. Le Nouveau Monde découvert par Atahualpa devient le Cinquième Quartier, une des provinces de l’immense empire inca. Soutenu par la puissance économique de sa terre d’origine (pourvoyeuse d’or), Atahualpa gagne en puissance – ce qui n’est pas au goût de tous, le Mexique convoitant aussi les richesses du Nouveau Monde… Quelques années après l’assassinat d’Atahualpa, le jeune Miguel de Cervantès Saavedra connaît une jeunesse mouvementée dans une Europe toujours dominée par les Quiténiens. Pour avoir séduit une femme mariée, il doit fuir et se jette sur les routes, entre tensions confessionnelles et politiques.
« Ainsi Miguel n’eut plus d’autre dessein que de sortir d’Espagne au plus vite, ce afin d’échapper au châtiment cruel qu’on lui promettait. » (p. 336)
Histoire globale : quand l’uchronie rebat les cartes
Le roman de Laurent Binet s’inscrit dans un courant historiographique particulier, développée depuis une quarantaine d’année : l’histoire globale. Ce qu’elle postule ? Avant tout, un changement de perspectives – un intérêt pour une conception « globale » de l’histoire, comprise à un niveau plus large que l’échelon national. Il s’agit de considérer les interconnexions, les échanges, les passages de frontières – autrement dit, de considérer l’histoire (ou la littérature, par exemple, car cette approche existe également en études littéraires) de manière moins figée, beaucoup plus organique. Cette approche vise en particulier à repenser les cadres classiques d’analyse, comme l’échelle géographique, le découpage chronologique ou l’eurocentrisme qui, trop souvent, considère l’Europe (et, plus largement, l’Occident), comme le seul acteur agissant. L’histoire globale entend donc déplacer les lignes, changer d’échelles[1].
Ce changement, c’est justement celui qui est à l’œuvre dans Civilizations. Tout d’abord, en termes d’intrigue. Si, d’un point de vue narratif, l’uchronie proposée semble simple (une inversion du mécanisme de la civilisation, le centre géopolitique du monde devenant au XVIe siècle l’Empire Inca), elle s’appuie néanmoins sur un important travail de relecture de l’histoire de cette période. Laurent Binet joue habilement sur les références et personnages historiques que nous connaissons (car existant dans notre réalité), mais pour les replacer dans la nouvelle histoire mondiale qu’il propose. Comment Charles Quint va-t-il composer avec la puissance montante d’Atahualpa ? Comment l’Inca parvient-il à mettre en place une nouvelle religion (le culte du Soleil), notamment basée sur un partage plus égalitaire des richesses ? Comment les guerres de religion chrétienne sont-elles influencées par l’arrivée des Quiténiens ? Après avoir détricoté la trame de l’histoire telle que nous la connaissons, Laurent Binet se fait fort de créer une nouvelle tapisserie – déroutante par bien des aspects, familière dans ce qu’elle a de proximité avec notre réalité, fascinante dans ce qu’elle ouvre comme possibles en gestation.
De la saga au picaresque : question de forme
L’originalité de Civilizations, en tant qu’uchronie, tient davantage à sa forme. Loin de proposer une narration classique, Laurent Binet prend en effet soin de jouer avec les codes, adaptant sa plume à chaque période historique, chaque personnage central qu’il évoque. Avec Freylis et les Groenlandais, c’est le genre de la saga qui est privilégié, dans la droite ligne des récits islandais des XIIe et XIIIe siècles. Le récit laisse une large place aux détails généalogiques, comme dans certaines épopées médiévales. Avec Colomb, on s’aventure dans les pages d’un journal de navigation fragmentaire qui tient presque du pastiche ! Du vendredi 3 août au lundi 4 mars, Colomb tient le compte précis de son voyage, avec le souci affirmé de rendre compte aux souverains espagnols. Omniprésentes, les références à la religion chrétienne confèrent au texte un caractère paternaliste, qu’accentue la condescendance de Colomb envers les Indiens. Les dernières entrées, non datées, témoigne par contre de la déréliction du navigateur.
La partie consacrée à Atahualpa, la plus étendue, prend quant à elle la forme d’une chronique. Elle contient par conséquent l’ensemble des faits ayant mené l’Inca au pouvoir, dans une narration où la précision des événements s’avère primordiale. Séparé en quatre-vingt-cinq chapitres, le récit contient également plusieurs échanges épistolaires (ce qui est l’occasion d’un nouveau jeu formel), ainsi que des thèses religieuses liées au culte du Soleil, des listes de lois ou des poèmes dédiés au règne d’Atahualpa. Écrite du point de vue des Incas, cette section du roman est l’occasion pour Laurent Binet de créer d’autres termes pour désigner les réalités auxquelles sont confrontés les Quiténiens – des termes dénués d’eurocentrisme, car forgés par les Indiens. L’Europe devient le Nouveau Monde ; le christianisme, la religion du dieu cloué. Ce décentrement remet en perspective notre propre regard, en relativisant les éléments qui, jusqu’ici, pouvaient nous sembler comme allant de soi.
Clôturant le roman, les aventures de Cervantès prennent de leur côté un ton picaresque, avec leurs multiples rebondissements, parfois expédiés en quelques phrases à peine. Un choix somme toute logique, considérant le héros mis en scène – mais qui, après la densité des chroniques d’Atahualpa, laisse un peu sur sa faim en donnant l’impression de jouer sur des ficelles narratives un peu aisées, malgré son caractère poétique indéniable.
Civilizations n’en demeure pas moins une uchronie de qualité, qui se lit avec plaisir… pour peu qu’on aime se frotter à des textes denses d’un point de vue historique !
Magali Bossi
Référence : Laurent Binet, Civilizations, Paris, Grasset (coll. Le Livre de Poche), 2014, 380p.
Photo : © Magali Bossi
[1] Dans cette perspective, voir par exemple la très bonne Histoire du monde au XIXe siècle, dirigée par Pierre Singaravélou et Sylvain Venayre (Fayard, 2017).
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