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Zoopoétique : La danse de la mort

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, Noah Grisoni expérimente un exercice de zoopoétique. L’enjeu ? Se mettre à la place d’un animal… Cet exercice est inspiré de notre défi « L’écriture qui pousse » du mois de novembre 2021, consacré justement au règne animal. Saurez-vous trouvez qui est le narrateur ou la narratrice de cette histoire ? Bonne lecture !

***

La danse de la mort

Le ronflement des arbres. Le vent frais du matin. J’attends. Les environs sont encore calmes. Du haut de mon observatoire. La forêt se réveille. Des vagabondes picorent dans un tas de feuilles. Des trapus rongent la terre. Ah, ça y est ! Je le sens. Je le vois. Les longues oreilles. Il gambade, insouciant. Quelques dizaines de mètres nous séparent. Le gibier est grand, plus que moi. Je vais quand même le chasser. Si je parviens à l’attraper, je survivrais encore quelque temps à cette blanche saison. Il ne me reste que peu de temps pour échafauder mon embuscade avant qu’il ne soit trop tard… Tant pis, je m’élance ! Vite !

Je redescends précipitamment de mon perchoir. D’un bond, je plonge dans la rivière et nage rapidement jusqu’à l’autre rive. De là, je me faufile à travers l’embouchure du muret et me lance aussitôt à la poursuite de ma proie, à l’intérieur du jardin qui s’ouvre devant moi. Hmmmff hmmmff. Il est tout proche. Il a senti ma présence.

Courir. Vite !
Sauter. Vite !
Se retourner. Vite !
Griffer. Vite !
Rater. Vite !
Bondir. Vite !
Courir. Vite.

Je me rue après cette immense proie, afin de l’épuiser. J’ai beau être vive, ça ne sert à rien. Pourquoi courir ? C’est visiblement un jeune mâle trop rapide pour moi. Je vais donc recourir à l’ultime technique …

Je m’arrête net.

Sans élan, je commence à gesticuler de manière hasardeuse, comme une feuille soufflée par des vents contraires. Lentement, mes mouvements restent fluides. Intrigué, mon futur dîner cesse de détaler et m’observe, les pattes enfoncées dans la neige. Parfait ! Ma tactique a l’air de fonctionner. Dans quelques secondes, je me délecterai de sa viande.

Un cliquetis interrompt mon rituel mortel. Ce bruit fait fuir mon repas, juste avant que je ne puisse l’achever. Que se passe-t-il ? Soudain, une mâchoire de métal m’agrippe la patte arrière jusqu’à l’os. Au même instant, un cri strident perce le silence pesant :

— Hiiiiiiiihhhiiiiiiiiiiiiiii !

Est-ce moi qui viens de pousser ce hurlement ?

J’observe ma patte. C’est la première fois que je ressens le froid. Une chaleur rougeâtre coule le long de ma blanche fourrure et vient tacheter le sol immaculé de son éclat. C’est une vision sublime, bien que douloureuse. Mais dans tout ça, le pire est que ma proie s’est définitivement échappée. Pistouferie ! J’essaye de rassembler mes esprits, malgré la souffrance grinçante. Avant que je ne puisse planifier mon évasion, une gigantesque ombre se dresse devant moi et me saisit.

Dans l’obscurité, je succombe à la douleur et à la frayeur.

*

À mon réveil, je réalise, en voyant la figure qui me surplombe, que je me suis fait capturer par un géant. Je crains bien que ce ne soit pour ma fourrure, étant donné que lui n’en possède pas … Ma patte arrière pleure encore. Le colosse s’approche de moi. Je n’arrive pas à bouger. Pourquoi ? Je veux partir. J’ai peur. Il me maintient sur la surface plate. Il entoure ma patte meurtrie avec une sorte de soie qui ressemble à celles que produisent les marcheuses velues. Ma blessure tord mon long corps de douleur. Je me crispe. Je me couche. Je succombe à nouveau.

*

Mes yeux s’ouvrent. Je suis dans les bras d’un bipède à la longue cascade poilue. Sa chaleur m’enveloppe. C’est une femelle. Cette douceur m’évoque d’anciens souvenirs. Je souffre moins. Je la regarde. Tendrement. Elle me regarde. Dans ses yeux, je vois le noir profond des miens. Mon corps est immobile, tout comme elle. Son touché délicat m’envoûte. Hhhmfff hhmffff. Mes moustaches se dressent. Le parfum ambiant me dégoûte. Ces senteurs nouvelles m’alourdissent le museau. Mais je me surprends à me sentir bien. Mon souffle au même rythme que le sien.

Devant moi, un autre géant se dresse. J’en avais déjà vu, de ses grands bipèdes sans poils. Celui-ci en a seulement sur le visage. Il tient dans sa patte nue un morceau de bois poilu. Il donne des coups sur quelque chose et plein de couleurs jaillissent. Il nous observe attentivement, puis redonne des lents coups avec son bout de bois. Silence. Frottement. Silence. Soufflement. Son regard croise le mien, il est doux, teinté de curiosité. À mon égard ? C’est un nouvel horizon qui se déploie devant moi…

Dans ma poitrine, un battement intense. De plus en plus rapide. Je bouge à nouveau ! La géante me lâche. Je tombe. J’ai peur. Où suis-je ? La douleur me lance une fois de plus.

S’enfuir ? Courir ? Je ne peux plus. La danse de la mort, alors. La mienne.

*

J’y retournerai. La forêt à laquelle j’appartiens. Jusqu’à mon dernier souffle. Prendre racine.

Noah Grisoni

Ce texte est tiré de la volée 2021-2022, animée par Magali Bossi et Natacha Allet.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier
ICI.

Photo : © janeb13

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