Le banc : cinéma

Atelier critique VDR – courtes critiques (3)

Aujourd’hui, La Pépinière vous emmène au sein de l’atelier de critiques qu’elle organise pendant le festival Visions du Réel. Les participant·e·s ont visionné des courts-métrages et se sont livrés à un exercice de critique courte. Voici une dernière moisson, avec les critiques d’Aude Hänni, Mai Bidegaray et Lionel Aebischer.

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Quand une mère et sa fille se (dé)connectent

J’abhorre ces gamins devant leurs écrans. De smartphone, de tablette. Qui y passent des heures et cliquent dessus pour s’y abêtir, à se raconter des futilités. Avec Grania pourtant, c’est différent.

Une fillette chante et s’amuse avec ses peluches. Une tonalité de téléphone sonne dans le vide. Face à l’écran d’un smartphone, l’enfant joue pour patienter : Maman ne répond pas… En quelques secondes, nous voilà happé dans le quotidien de Grania, trois ans, et cette vérité crue d’une relation à distance entre une fille et sa mère, la photojournaliste – et réalisatrice du court-métrage – Anna Artemyeva.

Durant une dizaine de minutes, entre gros plans et plans rapprochés, Don’t hesitate to come for a visit, Mom nous relate ainsi des instants volés de cette petite Russe qui vit avec «Dady» loin du reste de la famille, en attente de papiers permettant de la rejoindre. La mère – personnage secondaire, mais essentiel – qui étudie à l’étranger, n’apparaît donc qu’à l’écran du téléphone. Pour le spectateur, la mélancolie est palpable, mais se mêle néanmoins à un sentiment de reconnaissance envers la technologie. Déjeuner face à l’écran, exposer une peinture au travers de cette barrière électronique, apprendre quelques mots d’anglais… Tant de moments de partage peut-être anodins dans la vie courante, mais qui deviennent indispensables pour garder le lien, pour sentir une présence malgré l’absence.

Bien sûr, Grania s’impatiente parfois des retrouvailles ; elle ne rêve que d’un baiser sur la joue, de mains qui se tiennent, de la douce chaleur de deux corps dormant côte à côte. Aux airs d’une berceuse entrecoupée par une connexion chancelante, elle s’endort tout de même. L’écran s’éteint. Jusqu’au lendemain matin. Jusqu’à une totale déconnexion pour une palpable connexion.

Aude Hänni

Référence: Don’t hesitate to come for a visit, MomPriezjai k nam v gosti, mama, d’Anna Artemyeva, Belgique, Hongrie, Portugal, Russie, 12 minutes.

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L’envers du théâtre 

Un immeuble haussmannien. Bleu. Rouge. Bleu. Rouge. Le grondement d’une foule, les sirènes de police, la détonation des fumigènes. Une rue vide, brumeuse. La respiration s’essouffle, le sol se rapproche. Contraindre. Une voix fait le récit du théâtre des opérations. Tout bascule dans le monde virtuel de la modélisation 3D. 

Un personnage blanc dans un décor bleu, épuré, de barres d’immeubles. Un décor neutre, peu importe, parce que c’est toujours dans le même théâtre que se jouera la fiction énoncée par la voix-off. La fiction se joue principalement dans le corps, ce « petit théâtre de sensation dans une grande zone de souffrance ». Le corps du personnage modélisé entame donc une chorégraphie étrange, comme désarticulée. Le corps ploie sous un poids invisible, se plie, tombe, se tord. Sur le sol, ce n’est plus un corps, mais des centaines, des milliers, entassés là sous la même contrainte.

La modélisation en 3D nous plonge dans le virtuel, nous libère des préjugés accolés aux représentations de la banlieue. La musique atmosphérique nous embarque, et la caméra vole, on perd pied avec elle, à travers les lignes blanches des dessins d’immeubles. L’œuvre peut nous paraître d’emblée trop hermétique, trop mystérieuse, trop conceptuelle. Jusqu’au choc brutal du retour au réel. Jusqu’à découvrir l’envers du décor, la réalité derrière la fiction. Découvrir qui sont les acteurs jouant si bien à contraindre ces corps.

Il faut le revoir pour le voir.

Mai Bidegaray

Référence : Contraindre de Antoine Fontaine et Galdric Fleury, 2021, France, à visionner du 23 avril au 26 avril pendant le festival Visions du réel.

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Gros plan sur l’absence

Dans ce court métrage, d’une douzaine de minutes, Anna Artemyeva nous invite à découvrir la journée de Grania, une petite fille de trois ans. Cloitrée dans un appartement, elle communique à l’aide d’un téléphone portable avec sa seule interlocutrice : sa mère, absente.

Don’t Hesitate to Come for a Visit, Mom commence par une scène de jeu où Grania, seule avec ses jouets, nous rappelle tendrement la distance qui nous sépare du monde de l’enfance. Le téléphone et ses sonneries viennent rompre le flot de son imagination. Au fil des conversations en visioconférence avec sa mère, nous apprenons que la fillette est temporairement éloignée de sa famille et on nous offre, alors, à observer une Grania, touchante, à la recherche d’un contact plus palpable que celui offert par le téléphone. Elle caresse tendrement l’écran, elle exprime ses craintes, ses manques et s’enquiert du moment où elles pourront enfin se retrouver ensemble. Sa mère, quant à elle, tient bon et attend patiemment de pouvoir, à son tour, donner libre cours à sa souffrance à l’abri du regard de sa fille.

De nombreux gros plans sur Grania et son visage aux yeux sombres contrastent avec la représentation de sa mère, étroitement limitée par les dimensions de l’écran du téléphone portable. La caméra a su se faire oublier au point de révéler avec une grande pureté l’expression et le naturel de la fillette. Ces images résonnent en moi comme une énième mise en garde contre le monde numérique vers lequel nous nous dirigeons et contre lequel nous ne nous opposons guère. Ces nouvelles formes de lien ne remplissent-elles pas que très partiellement nos besoins de partage et d’humanité ? Incapables de répondre efficacement au sentiment d’absence et de solitude, les écrans finissent par nous aliéner plus qu’ils ne nous nourrissent.

Lionel Aebischer

Référence : Don’t Hesitate to Come for a Visit, Mom, de Anna Artemyeva, Belgique, Hongrie, Portugal, Russie, 12 min.

Photos : © DR

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