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Festival Histoire & Cité : Un voyage total

Cent vingt-deux ans avant les célèbres Usbek et Rica des Lettres Persanes, un certain Uruch Beg, sujet du shah de Perse, se rend en Europe. C’est l’histoire d’un voyageur insolite que partage avec nous le professeur Frédéric Tinguely (UNIGE), spécialiste de la littérature de voyage des XVIe et XVIIe siècles, dans une conférence intitulée Devenir Don Juan de Persia : Le voyage sans retour d’Uruch Beg, diffusée le 18 mars 2021.

En 1599, le maître de la Perse Safavide, le shah Abbas 1er, cherchant une alliance de revers contre ses ennemis jurés, les Ottomans, et sous l’influence de deux aventuriers anglais, envoie une ambassade vers la lointaine Europe. Cette légation est un cuisant échec : de graves dissensions entre sa composante britannique et sa composante persane, l’égaillement dans la nature d’une bonne partie de ses membres et, affront suprême, la conversion au catholicisme d’un certain nombre d’entre eux – le tout pour un gain diplomatique nul.

Que la mission échoue, peu importe ; le voyage n’en est que davantage magnifié. Par-delà la mer Caspienne, la Moscovie, la mer de Barents, pour arriver à Prague, Rome et Valladolid, c’est un périple exceptionnel que nous revivons à travers les yeux d’Uruch Beg.

Voyage total, car pour ce dernier, il se calcule bien plus qu’en parasanges[1]. Uruch Beg, par les écrits qu’il nous lègue deviner cette espèce précieuse d’hommes dans laquelle se mêlent la curiosité et la bienveillance, celle dont on fait les meilleurs voyageurs. Le noble persan va faire corps avec le pays où ses pas l’ont porté. Il y a quelque chose de touchant dans la manière avec laquelle il adopte le regard d’un Espagnol, usant de références à même d’être comprises par le lecteur ibérique, lorsqu’il évoque les esturgeons de la Caspienne, « semblables aux saumons d’Espagne », et le caviar « noir comme des figues mûres ». Voyage spirituel également, puisqu’il finira, non sans calculs ni sans l’aide de jésuites zélés, par abandonner l’islam de ses pairs pour professer le catholicisme, gagnant par là même ses lettres de noblesse espagnoles et un nouveau nom, Don Juan de Persia.

Lorsqu’un esprit contemporain épris d’horizons nouveaux et de découvertes regarde notre monde, livré au tourisme de masse, et dont chaque recoin est désespérément cartographié, il ne peut que songer avec envie à ces aventuriers de jadis, s’embarquant vers des paysages et des hommes inconnus. Que l’on songe, pourtant, qu’Uruch Beg laisse derrière lui une femme et un fils, et qu’à l’heure où il écrit son récit, il sait qu’il ne les reverra jamais. Tel fut le prix à payer pour cette expérience unique. Pour les hommes d’alors, le voyage était total, car bien souvent sans retour.

Michaël Gavaggio

Référence :

Captation vidéo de la conférence : « Devenir Don Juan de Persia » | Une conférence de Frédéric Tinguely – YouTube

Photo : © https://histoire-cite.ch/programme/devenir-don-juan-de-persia-le-voyage-sans-retour-duruch-beg-1560-1604/ (inner) ; © Nietjuh (banner)

[1] Ancienne unité de distance perse, équivalent à 5,35 km environ.

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