Au Galpon, trois clowns poétisent l’échec
Quel meilleur choix que l’art du clown pour raconter l’échec ? Avec Échouer encore. Échouer mieux. Iria Díaz et La Dolce Cie interrogent le pire, en s’appuyant sur les mots de Beckett. Un spectacle aussi original que profond, à découvrir au Galpon jusqu’au 18 mai.
« Encore. Dire encore. Soit dit encore. Tant mal que pis encore. Jusqu’à plus mèche encore. Soit dit plus mèche encore. Dire pour soit dit. Mal dit. Dire désormais pour soit mal dit. » C’est par ces mots que débute Cap au pire de Samuel Beckett, texte sur lequel s’appuie le spectacle. Toute sa nouvelle poétique est du même acabit : des phrases très courtes, quelques mots, des verbes à l’infinitif, quand il y en a. L’univers dans lequel nous plonge la Dolce Cie n’est pas facilement accessible d’emblée. Heureusement, trois clowns nous aident à le comprendre. En entrant dans la salle, il et elles sont là, en train de mettre en place quelque chose. Si le clown blanc (Clara Brancorsini) semble savoir où aller, les deux autres paraissent simplement poser des objets où il y a de la place. L’auguste (Sara Uslu) pose sa valise sur les gradins, prend des feuilles soigneusement déposées pour en faire on ne sait quoi ; le contre pitre (Joan Ramon Graell Gabriel) installe difficilement un seau sur un escabeau… Et le clown blanc de défaire ce que les deux autres ont fait, pour que tout soit bien organisé. La dynamique nous est ainsi indiquée immédiatement : le clown blanc sera le maître de cérémonie, tandis que les deux autres feront tout pour faire rater ce qui doit être présenté. Oui mais… est-ce volontaire de leur part ?
Immédiateté et spontanéité
L’écriture de Beckett a quelque chose de l’ordre de l’immédiat : il déroule le fil de sa pensée, sans rien épargner, en rédigeant toutes les étapes qu’on ne voit normalement pas dans une version publiée. Sur scène, cet état de fait se transcrit par la spontanéité des clowns, surtout celui du duo auguste-contre-pitre, qui agit sans véritablement réfléchir. Au début du moins, alors que les chutes, renversements d’objets et autres bêtises s’enchaînent. Petit à petit, on a l’impression que tout cela devient conscient, comme lorsque nos deux complices viennent déranger la lecture du clown blanc à grands coups de « Encore », au moment opportun… ou non ! Leurs chutes paraissent également de moins en moins naturelles au fil du spectacle, en tous les cas plus maîtrisées.
À la manière de Beckett, les voilà donc qui construisent ce pire auxquels ils aspirent. Le tout est orchestré par le clown blanc. Dans la première partie du spectacle, il récite – ou fait plutôt semblant de lire – les premiers mots de Beckett, et ses descriptions des trois figures qui émaillent le récit : l’homme dont on corrige sans cesse la position, le vieil homme et l’enfant qui ne deviendront plus qu’une ombre, et la tête de l’auteur posée sur des mains atrophiées. L’auguste et le contre-pitre tentent alors de représenter ces différentes figures, en suivant les indications laconiques de l’auteur. Indications qui deviennent de plus en plus floues, dans sa volonté de décrire de moins en moins bien. Le pire, donc, se construit petit à petit, comme chez Beckett, pour atteindre un « pire inempirable », régulièrement souligné par le clown blanc dans la dernière partie de la pièce. On atteindrait alors une forme de perfection du pire, un pire absolu, avec cette question toute paradoxale : est-il possible d’atteindre un pire inempirable, alors que le pire est, dans son essence même, toujours empirable ? Vous suivez toujours ?
Poésie de l’échec
On dit souvent que l’échec est nécessaire pour atteindre la réussite. Ici, c’est tout le contraire : on chercher à aller toujours plus loin dans l’échec. Réussir serait donc, comme l’indique le titre, Échouer mieux ? C’est ce paradoxe qui fait toute la poésie de ce spectacle imaginé par Iria Díaz. Il y a d’abord quelque chose d’enfantin, avec cet univers du cycle rappelé par l’hémicycle et la piste ronde au centre du plateau. Les clowns refont les gags qui nous faisaient tant rire enfants : des chutes improbables, un équilibre précaire sur un escabeau, un pied écrasé par la maladresse de l’autre, des pleurs exagérés, des moqueries mutuelles et incessantes, des baffes à n’en plus finir… On retombe ainsi d’une certaine manière dans notre prime jeunesse. Mais avec une dimension philosophique et réflexive bien plus profonde.
Les couleurs et l’esthétique générale, en noir et blanc – à l’exception des nez et des joues des clowns – rappellent la dimension sombre souvent prêtée à Beckett. Mais la touche de couleur nous ramène à l’interprétation d’Iria Díaz : l’humour cohabite avec l’inéluctabilité chez Beckett, d’où sa volonté de ne rien cacher, de ne rien épargner. Ici se pose alors la question de ce que signifie échouer. Avec toute l’économie de mots qui caractérise le texte du dramaturge, les clowns transmettent leur réflexion par leur gestuelle. Celle-ci agit comme un pendant aux mots, permettant à chacun·e de se les approprier et les interpréter selon son propre ressenti. On évoquera encore, pour souligner toute la poésie de ce spectacle, les jolies références à d’autres œuvres : on pense par exemple à la réinterprétation à la fois grandiose et comique de Sara Uslu d’un grand ballet classique – dont on ne dévoilera pas le nom ici – ; mais ce n’est pas la seule. En mélangeant toutes ces références, classiques du ballet ou de la musique, mais aussi univers de l’enfance et dimension plus adulte et profonde, Iria Díaz et son équipe viennent nous toucher en plein cœur, avec sans doute autant d’interprétations et d’émotions possibles que de spectateur·ice·s venu·e·s assister au spectacle. N’est-ce pas là toute la beauté des arts vivants ?
Fabien Imhof
Infos pratiques :
Échouer encore. Échouer mieux., librement adapté de Cap au pire de Samuel Beckett, du 6 au 18 mai 2025 au Théâtre du Galpon.
Conception, dramaturgie et mise en scène : Iria Díaz
Accompagnement à la dramaturgie et à la mise en scène : Isabelle Vesseron
Avec Clara Brancorsini, Joan Ramon Graell Gabriel, Sara Uslu
Scénographie et lumière : Michel Faure
Costumes et accessoires : Marion Schmid
Création sonore : Frédérique Jarabo
Communication et presse : Audrey Croisier
Administration : La Dolce Cie
https://galpon.ch/spectacle/echouer-encore-echouer-mieux/
Photos : © Jean-Michel Etchemaïté