Les réverbères : arts vivants

Rituel onirique pour corps mutants

Avec Mirage, Damien Jalet et Kohei Nawa cultivent une expérience sensorielle vertigineuse. Une œuvre en apesanteur, à la frontière du rituel, du rêve. Avec des images corporelles pouvant parfois faire songer à l’univers du plasticien Hans Ruedi Giger.

Au Grand Théâtre de Genève, la quatrième collaboration entre le chorégraphe Damien Jalet et le plasticien Kohei Nawa prend des allures d’apothéose visuelle. Mirage, leur nouvelle création, nous plonge dans un monde où la perception vacille, où les corps flottent entre illusion et matière.

Illusions

Tout débute par une marche au ralenti filée comme en apesanteur sous une lumière amniotique orangée ourlée de brume. On ne sait si elle marque l’aube ou les derniers feux avant le crépuscule d’une humanité sculpturale. Les corps seront ainsi souvent repris dans un mouvement d’aller et retour dans leurs marches, gestes et récital de postures au fil d’une lenteur et de micromouvements millimétrés.

L’opus dessine une odyssée sensorielle, hypnotique, parfois troublante, à la lisière de la danse, de l’art corporel et de l’installation plastique. Derrière la splendeur formelle de cette œuvre monumentale, la chorégraphie semble parfois s’effacer comme dissoute dans les volutes d’une scénographie amniotique et d’un clair-obscur pictural. Mais c’est pour mieux renaître dans le flou de mirages visuels et Fata Morgana en suspension.

Dès les premières secondes, l’œil est donc captif : une pente mouvante, entre dune et vague, sur laquelle évoluent seize interprètes aux corps souvent indistincts, dans une lumière rasante ou un brouillard dense. Tout est mis en œuvre pour créer l’effet de mirage et de Fata Morgana : les distorsions optiques, les glissements d’échelle, la texture du sol, les jeux de matières.

Corps en métamorphoses

Kohei Nawa excelle à fabriquer des environnements où le regard perd pied. Il faut saluer ici l’ingéniosité plastique d’un artiste qui sculpte le vivant avec les outils de l’abstraction : particules adhérentes, micro-paillettes cascadant des cintres, brouillard sculpté. Ce dispositif organico-technique fascine. Peut-être trop.

Car dans cet écrin visuel d’une beauté écrasante, la chorégraphie de Jalet privilégie les torsions, et contorsions sous une pluie bleutée recouvrant bientôt les anatomies d’une patine bleutée, minérale, volcanique et doucement scintillante. Jusque dans les mains s’ouvrant ici en corolles, là rappelant des sculptures néoclassiques, la gestuelle souvent mise en boucles, précise et physiquement exigeante, se fait doucement mouvante et hypnotique. Respirante et vitale pour tout dire.

Corps « chainés »

Que l’on songe à cette colonne vertébrale de corps alignés, figurant une forme ADN du vivant entre le xénomorphe géant et l’organisme collectif. Influencée par les travaux photographiques historiques d’études du mouvement dues à Jules-Etienne Maret et Edward Muybridge.

Cette déclinaison des corps mis en doubles et en échos comme la survivance d’une motricité décomposée image par image étant déjà bien présente selon d’autres modalités dans Thr(o)ugh pièce de répertoire de Damien Jalet. Dès lors, la lenteur, les marches rituelles, les progressions de groupe font sens dans une dramaturgie du flottement et de la disparition.

Pour l’œil qui apprécie, à certains moments, une matière dansée plus charnue, plus assumée, moins fondue dans l’environnement, Mirage imagine une forme de rave exécutoire. Les corps ensauvagés et enfiévrés toujours impeccablement tenus confinent à la transe collective, si ce n’est l’extase.

Body Sculpture

Comme chez Xavier Leroy dans ses premières pièces, dont Self-Unfinished inspirée du photographe britannique John Coplans, le corps quittant sa forme humaine originelle sait aussi se faire étrange et chamanique dans un solo riche en chimères anatomiques et Body Sculpture. La stylite évoluant sur un axe unique passe de l’insecte à des formes évoquant parfois, sur un mode mystique et méditatif, le monde graphique tératologique et mutant de Hans Ruedi Giger (Alien, La Mutante).

On retrouve ici cet alliage instable déjà présent dans les pièces antérieures du binôme Jalet- Nawa, (Planet [wanderer] ou Mist,) où l’ambition philosophique, métaphysique et plastique dialogue avec la dynamique proprement chorégraphique.

Paysages sonores et organiques

La musique de Thomas Bangalter, elle, agit en contrepoint. Ex-membre de Daft Punk, le compositeur poursuit ici son exploration d’un minimalisme tellurique. Boucles sourdes, nappes électroniques, rythmes étouffés construisent un espace sonore puissant, participant à travailler subtilement avec la matière visuelle.

De belles fulgurances traversent la pièce, notamment ce tableau d’un cercle de torses et de bras, évoquant une anémone de mer dans une houle douce. Un moment suspendu, d’une grâce rare, où le geste reprend le dessus.

Dans leur compagnonnage au long cours, Jalet et Nawa façonnent un théâtre de l’instabilité. Vessel donnait à voir des naissances depuis l’obscurité liquide ; Mist se confrontait à l’évanescence de la forme : Planet [wanderer] arpentait un monde déserté. Mirage poursuit ce cycle du trouble et de la métamorphose.

Poésie et effacement

La ligne d’horizon devient ici à la fois axe scénographique et métaphore de l’errance. Mirage force les portes de la perception, optant épisodiquement pour une esthétique du flou. Entre apparition et disparition, entre contemplation et sidération, le sens du mouvement – au cœur de toute danse – se dilue parfois dans l’image tout en l’enrichissant, ce qui est rare.

Il faut reconnaître à Mirage une cohérence poétique, une densité de pensée et une capacité rare à fusionner les médiums. En compagnie de Kohei Nawa, Damien Jalet poursuit ici son questionnement sur la dissolution de l’identité, prolongeant également, sous d’autres expressions, ses collaborations avec le cinéma (Suspiria, Emilia Pérez). Le duo créatif l’étend à une réflexion cosmique sur l’effacement et la trace. Mirage enveloppe dans un vertige esthétique et existentiel.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques

Mirage, création pour le Ballet du Grand Théâtre, du 6 au 11 mai 2025 au Grand Théâtre de Genève.

Concept et chorégraphie : Damien Jalet

Concept et scénographie : Kohei Nawa

Musique : Thomas Bangalter

Lumières : Yukiko Yoshimoto

Avec le Ballet du Grand Théâtre

https://www.gtg.ch/saison-24-25/mirage/

Photos : ©Rahi Rezvani

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