Les réverbères : arts vivants

Terre d’aubes et de crépuscules

Dans le vaste univers de la danse contemporaine, certaines œuvres brillent par leur capacité à transcender les frontières artistiques, à fusionner les disciplines pour créer des expériences sensorielles fortes. Planet [wanderer] se distingue ainsi comme une célébration poétique et viscérale du dialogue entre l’humain et sa planète.

Cette collaboration entre le chorégraphe Damien Jalet (Skid, Thr(o)ugh, Vessel…) et Kohei Nawa, plasticien visionnaire, offre une méditation profonde sur notre existence terrestre, déployée sur la scène du Grand Théâtre de Genève. Un balancement entre l’infiniment petit (le micro) et l’immensément grand (le macro). Le titre de ce spectacle né dans le sillage du tsunami de 2011, joue sur l’étymologie commune du mot « planète » avec le terme grec signifiant « errant » (planan).

Fusion danse et scénographie

Dès l’entame, Planet [wanderer] captive par son paysage scénique saisissant : un espace à la fois éthéré et profondément terrestre, où le sable noir scintille sous une lumière stellaire, évoquant un champ de météorites ou une surface lunaire. Cette scénographie n’est pas qu’un décor ; elle est le terreau d’où jaillit la danse, un personnage à part entière qui sculpte l’espace et le temps. Les huit danseurs et danseuses, tels des astres dans ce microcosme, entament leur ballet sous les échos d’une musique signée Tim Hecker, où les sons électroniques se mêlent aux vibrations des instruments traditionnels japonais et aux enregistrements lointains de la sonde Voyager.

Les corps en mouvement explorent la matière, la gravité, la lumière, se transformant sous nos yeux en créatures de poussière d’étoiles, en êtres éthérés défiant la pesanteur. La chorégraphie de Damien Jalet, reconnue pour son intensité physique et son exploration des états liminaux, trouve dans le paysage plastique de Nawa une résonance parfaite, une toile où peindre les oscillations de l’âme humaine face à l’immensité de l’univers.

Prenez la scène d’ouverture. Alliant grâce reptilienne, force intérieure, fragilité et folie, la remarquable Emma Yua n’est pas sans évoquer épisodiquement les silhouettes des fantômes et revenantes du cinéma nippon – Ju-on : The Grudge, Ring, Dark Water Honogurai mizu no soko kara. Elle évolue d’abord de dos, dissimulant d’abord ses bras. Ce paysage anatomique correspond aux mythes et légendes japonais imaginant des divinités naissant d’abord sans membres. L’interprète s’extrait maintenant lentement d’une gangue sableuse. Une terre apparemment volcanique constellée d’éclats minéraux. Sa danse enchaîne les reptations, les roulis sur soi, les expressions enténébrées d’arbre séché façon butô et des ondulations de bras proches d’une cariatide.

Matière et mouvement

Au cœur de la pièce, il y a une fascination pour la matière-paysage sous toutes ses formes : solide, liquide, gazeuse, et surtout, la manière dont elle interagit avec le corps humain. Les interprètes, enveloppé·e·s dans des textures qui métamorphosent leur apparence, incarnent cette dialectique entre l’être et l’élément. Des moments de grâce pure alternent avec des scènes d’une intensité presque brutale, où le corps lutte, se soumet ou s’harmonise avec son environnement. Ces interactions rappellent les cycles de la nature, les évolutions géologiques, les métamorphoses de la vie elle-même.

Prenez ces corps roseaux semblant s’agiter au vent depuis des trous emplis de fécule de pomme de terre : un liquide blanchâtre permet de fixer leur corps sur un axe. Ce liquide style fondue n’est autre que de l’eau mêlée de fécule de pomme de terres (katakuri).

À l’instar de l’intuition chère au philosophe Blaise Pascal, fort populaire au Japon, les interprètes-roseaux, ploient mais ne rompent pas. Les corps s’incurvent, se contorsionnent et oscillent en tous sens, variant continument dans l’amplitude de leur ploiement et déploiement méditatifs. Il peut aussi s’agir d’un mouvement de ressac agitant doucement les huit anatomies comme autant d’algues marines. Voire une forme de germination végétale.

Sous un angle métaphorique mais aussi social, l’on songe aux sujets de l’exil, du déracinement et des déplacements contraints de population (catastrophe naturelle, accident industriel, crise climatique, conflits…). Ainsi suite au Tsunami, au tremblement de terre et à l’accident nucléaire de Fukushima (2011), des centaines de milliers de personnes doivent fuir les zones impactées et irradiées. Avant d’être contraintes d’y retourner dès 2017, toute aide leur étant souvent coupée. Ces réfugié·e·s de l’intérieur sont souvent en butte à des obstacles multiples pour poursuivre leur vie.

Décomposition temporelle

Si les interprètes reconduisent les même évolutions et circonvolutions tournoyantes et balancements d’avant en arrière sous une lumière rasante et lunaire, la présence de la danseuse danoise Astrid Sweeney laisse une empreinte indélébile. Son torse dénudé d’albâtre diaphane retient encore quelques traces de la peau terreuse de la planète marquant l’étape d’une métamorphose. On découvre ainsi que son remarquable court-métrage chorégraphique et filmique Goëmon reconduit en duo le mouvement de ressac qui anime son corps dans Planet [wanderer].

Réalisé en collaboration avec Yoann Rouault et le cinéaste Arthur David, ce film noir blanc suit un corps à corps immergeant en front de mer, dans un mouvement de bascule, l’homme et surtout la femme (Astrid Sweeney). Il s’inspire à la fois de Buñuel, du cinéma surréaliste et féministe de Germaine Dulac que de l’atmosphère d’emprisonnement mutuel conjugal se dégageant du film La Femme des sables d’ Hiroshi Teshigahara (évoquant les retombées d’Hiroshima). Il est inspiré par le récit éponyme d’Abe Kobo, Prix Nobel de littérature. Ce dernier ayant aussi marqué Damien Jalet pour Planet [wanderer]. Danseuse hors pair. Astrid Sweeney est aussi de la distribution notamment de Skid de Damien Jalet.

Au fil de Planet [wanderer], le versant chorégraphique se manifeste entre autres dans le traitement des motifs de mouvement de la marche. Inspiré par les travaux pionniers sur la décomposition du mouvement d’Étienne-Jules Marey et d’Edward Muybridge, Jalet crée une danse qui décompose le temps, explorant la fluidité et la rupture, le continuum et l’instantané. Les séquences de groupe, en particulier, évoquent des formations naturelles – des nuées d’oiseaux, des bancs de poissons – tout en rappelant la mécanique des corps célestes, gravitant les uns autour des autres dans une harmonie précaire.

Langage cosmique

L’œuvre s’imprègne de mythologies japonaises évoquent la genèse de l’archipel, de références culturelles et scientifiques, tissant une riche tapisserie de significations. Jalet et Nawa ne se contentent pas de représenter le monde ; ils l’interrogent, l’explorent, cherchant à saisir l’essence de notre lien à la Terre, à l’univers. Les danseurs et danseuses (quatre femmes et autant d’hommes) deviennent des métaphores vivantes de ces questionnements, leur corps parlant un langage à la fois ancestral, archaïque et profondément contemporain, statuaire voire néoclassique – les sinuosités serpentines des bras.

L’un des moments forts du spectacle est une séquence où les interprètes torses nus aligné·e·s, évoquent par leur simple présence les strates géologiques d’un paysage en évolution. Ce passage, d’une beauté saisissante, rappelle que l’art peut être un miroir de la nature, un moyen de sonder les mystères de l’existence. Une forme de méditation par ce ratissage d’un possible jardin sec zen à mains nues de la terre sablée noire du plateau. Du front de scène vers le fond du plateau. Le son collectif produit évoque alors celui de la respiration d’un monde.

De marches en danses

Dans le sillage de Skid, autre pièce de Damien Jalet présentée au GTG et voyant ses interprètes évoluer sur un plan incliné, la réalisation n’est pas sans rimer avec le cinéma fantastique et d’anticipation. Singulièrement la série Westworld et ses automates répliquant l’humain. En témoigne le tableau où les huit interprètes marchent en avant et en arrière, jouent du reverse dans le mouvement, se scindent en deux groupes, se figent, immobiles. Une séquence qui peut évoquer de loin en loin les bronzes d’Alberto Giacometti (La Femme qui marche). On songe aussi dans une version incroyablement décélérée et déconstruite pas à pas aux marches architecturées et croisant trajectoires et corps de la danse post-moderne, dont Calico Mingling de Lucinda Childs.

Ces marches collectives géométrisées et tournantes peuvent s’inspirer de l’étude photographique décomposant le mouvement d’êtres vivants signée Etienne-Jules Marey au XIXe siècle. Mais surtout les marches et locomotions humaines décomposées par l’objectif d’Edward Muybridge fidèle de la photographie anthropologique et anthropométrique de son temps. Les interprètes arrêté·e·s dans les phases successives de leur marche reconstituent trait pour trait les planches de la chronophotographie d’un Etienne-Jules Marey sur la locomotion humaine et complète l’approche d’Edward Muybridge notamment celle de Jeune fille nue jouant avec une balle (1872-1885).

Devenir incertain

Planet [wanderer] se clôt sur une note à la fois sombre et pleine d’espoir. L’errance des corps dans l’espace scénique, leur quête incessante de connexion, d’harmonie avec l’environnement, se fait l’écho de notre propre voyage sur cette planète. La pièce, dans son entier, est une méditation sur l’adaptation, sur la capacité de l’humain à faire face aux défis environnementaux, sociaux, existentiels.

Imaginé en écho au Tsunami de 2011 et au pire accident nucléaire civil de l’histoire du Japon qui continue de hanter et affecter la péninsule japonaise, ce spectacle, par sa complexité, sa beauté et son engagement, invite à une réflexion profonde sur notre place dans le cosmos, sur la fragilité et la force de la vie. L’opus est une œuvre d’art total, qui dépasse la somme de ses parties pour toucher quelque chose d’universel, quelque chose d’essentiel. Jalet et Nawa nous offrent un miroir de notre monde, un appel à la conscience, à l’action, à l’espoir.

Ainsi le tableau final qui découvre la matière liquide blanchâtre cascadant des cintres et recouvrir les corps évoque une forme de régurgitation-digestion de l’humain par le paysage et la Terre-Mère. Mais aussi des anatomies en fusion fondant sous la chaleur ou le déluge telles des formes de cire quittant leurs enveloppes humaines reconnaissables. Extinction dilution de l’humanité ou renaissance amniotique d’une espèce sous l’action des forces telluriques de la Nature, l’on ne sait trop.

Bertrand Tappolet

Infos pratiques :

Planet [wanderer], de Damien Jalet et Kohei Nawa, au Grand Théâtre de Genève, du 8 au 10 mars 2024.

Chorégraphie : Damien Jalet

Scénographie : Kohei Nawa

Danseuses et danseurs : Shawn Ahern ; Aimilios Arapoglou ; Karima El Amrani ; Francesco Ferrari ; Vinson Fraley ; Thi Mai Nguyen ; Astrid Sweeney ; Ema Yuasa

https://www.gtg.ch/saison-23-24/planet-wanderer/

Photos : ©Rahi Rezvani

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