Les réverbères : arts vivants

Qui et quels nous sommes ?

[1]Sous les hauts plafonds de la scène Cæcilia, un homme et une femme se rencontrent, s’aiment et se perdent dans les mots à multiples sens de Fabrice Melquiot. Marie Druc et Valentin Rossier sont les parfaits équilibristes de cette relation étrange qu’on peut comprendre de différentes manières. Pourquoi ce « s » à Lisbeth’s ?

À la fin de la pièce, un couple discute dans la rue.

Elle : Alors, comment tu as trouvé le spectacle ?

Lui : J’ai beaucoup aimé…

Elle : Moi aussi…

Lui : … l’ambiance intense, les lumières palpitantes, la bande-son hypnotique, le slam du texte, la langueur enveloppante de l’ensemble et le rapport entre les deux personnages, attachés à leurs pieds de micros comme des naufragés à leur planche…

Elle : C’est vrai qu’ils dégagent tous les deux une grâce énigmatique. Marie Druc, je trouve qu’elle fait partie de ces rares actrices capables de tout jouer. Et ça sonne à chaque fois juste.

Lui : Oui, elle disparaît littéralement derrière ses personnages. Contrairement à Valentin Rossier qui a un style de jeu, un phrasé, une gestuelle qu’on reconnaît tout de suite. Mais c’est tellement bien ce qu’il fait…

Elle : Elle est sur une ligne de crête. D’un côté le soleil, de l’autre le vide…

Lui : Lui joue avec une pudeur dérobée, sans en faire trop. Il ouvre l’air de rien son intimité… à la manière d’un Gainsbourg désillusionné…

Elle : Ils ont l’air si perdu au milieu de cette grande et belle scène… comme dans l’œil du cyclone…

Lui : Tu sais que le bâtiment date de 1906 ? On y sent la présence des fantômes de l’histoire, quelque chose qui donne un charme supplémentaire à l’expérience de la représentation…

Elle : Bravo à l’équipe[2] qui a repris la gestion du lieu.

Lui : Oui, merci pour le théâtre indépendant.

Elle : Bon, maintenant qu’on a dit combien on aime le jeu des comédiens, que dire du texte ?

Lui : Là, tu me poses une colle…

Elle : Pourquoi ? C’est Fabrice Melquiot qui l’a écrit. Fabrice Melquiot ! Tu vois le niveau quand même ? Et tout le monde dit que c’est un grand texte du théâtre contemporain…

Lui : Ah bon ? Moi j’en ressors avec plein de questions…

Elle : Tant mieux, c’est le but.

Lui : Comment tu sais ça, toi ?

Elle Tu as lu le flyer, les critiques, le résumé ?

Lui : Non. Pourquoi ?

Elle : Ben… pour comprendre.

Lui : Parfois j’ai pas envie de lire quoi que ce soit avant de venir au spectacle.

Elle : C’est dommage.

Lui : C’est ton avis.

Elle : Et alors ?

Lui : Et alors ça me permet de me faire mon histoire comme bon me semble.

Elle : Pourtant il y a une version qui est celle de l’auteur. Et tu la comprends mieux si tu te renseignes un peu en amont de la représentation.

Lui : Je ne vais pas au théâtre comme on va à l’école, en ayant préparé sa leçon. Et je ne suis pas sûr qu’il n’y ait qu’un chemin pour aller à Rome…

Elle : Ne sois pas susceptible, s’il te plaît. Dis-moi plutôt ce que tu as compris de cette histoire d’amour et de la manière dont on nous la raconte.

Lui :  Moi, j’ai compris que Pietr et Lisbeth se rencontrent sur une terrasse de café, rue Michelet à Tours, qu’il est voyageur de commerce vendant des livres, qu’elle vient de se faire virer par son patron qui était son mari, qu’elle a un enfant de cinq ans qui ne parle pas, que les deux se rapprochent et deviennent amants. C’est le temps de la passion dans les chambres d’hôtel. Acte 1

Elle : Ok mais je me questionne si l’histoire se déroule dans une chronologie classique ou si on fait des va-et-vient dans le temps et l’espace… Je me suis même demandé si l’enfant n’était pas le leur…

Lui : C’est ton film, pas le mien. Acte 2 : Lisbeth présente son fils à Pietr. Cela se passe mal. L’enfant mord le doigt de l’amant de sa mère, le lui arrache même. Lisbeth a honte et Pietr finit aux urgences avec une phalange en moins.

Elle : C’est peut-être plus une métaphore de l’empêchement de leur passion qu’une réalité à prendre au premier degré gore ?

Lui : Encore une fois, c’est ma liberté de spectateur de comprendre ce que je veux, ce que je peux… En plus, c’est peut-être ça qui fait la richesse du théâtre, tu ne crois pas ? Le fait que chacun·e puisse se faire son film…

Elle : Le film du théâtre, c’est rigolo…

Lui : Acte 3 : Elles sont deux.

Elle : Pardon ?!

Lui : Lisbeth a une sœur jumelle. D’où le « s » au titre.

Elle : C’est n’importe quoi.

Lui : Peut-être. Il n’empêche que c’est mon film. Je t’explique : Quand elle rentre chez elle après que son fils ait confondu le doigt de Pietr avec un Twix, elle a honte et se confie à sa sœur jumelle. Elle lui avait déjà raconté la passion de la relation, combien elle aime faire l’amour avec cet homme au sexe à la forme parfaite, combien c’était bon de se sentir aimée, désirée, respectée à nouveau. Sa sœur l’avait écoutée en montrant qu’elle était contente pour elle. Mais au fond la jalousie la tiraillait. Elle aussi aimerait vivre semblable histoire… Alors quand arrive l’épisode du doigt…

Elle  : … j’ai compris. Elle convainc sa sœur qu’elle a bien raison d’avoir honte, que Pietr ne lui pardonnera jamais, que de toute manière la relation entre lui et son fils est désormais impossible, donc qu’il vaut mieux mettre un terme à cette histoire… et elle prend sa place.

Lui : Parfaitement. Ensuite Lisbeth no2 téléphone à Pietr, fait son mea culpa, reséduit son homme – qui n’est pas à une phalange prêt – et lui propose de partir faire un enfant à la Rochelle…

Elle : C’est fascinant comme tu as besoin de mettre un sens rationnel à ce que tu vois. Moi, je me suis plutôt laissé porter par la poésie des mots, leur mystère, les non-dits, le poids des silences… On n’a pas fait le même voyage…

Lui : A qui appartient l’histoire ? A son auteur ou au spectateur ?

Elle : Ou aux personnages ? Pour moi, chacun·e reconstruit ses souvenirs à sa manière dans le flou de cet amour fou. Qu’est-ce qui a réellement existé ?

Lui : Comme la cicatrice sur le ventre de Lisbeth, celle que la première Lisbeth n’avait pas et que la no2 porte comme un souvenir de césarienne…

Elle : C’est ça qui m’a mis la puce à l’oreille en imaginant une temporalité déstructurée. Peut-être même que toute cette histoire se passe dans la tête de Pietr…

Lui : Ah non, pas ça, s’il te plaît. Au théâtre, quand on ne sait pas comment défendre une situation, on la place dans un asile de fous parce que du coup tout est permis, c’est trop facile…

Elle : Et donc – dans ton fantasme de jumelles – ce serait parce que c’est sa sœur qui descend du TGV à la Rochelle qu’il sent que c’est « elle sans être elle »…

Lui : Oui, comme le Canada Dry… Tout y est… sauf l’ivresse.

Elle : Mais ils vont faire l’amour. Encore et encore.

Lui : Parce qu’il ne comprend pas ce qu’il lui arrive. Alors il s’accroche à sa planche, comme le naufragé…

Elle : J’ai vu une autre histoire…

Lui : C’est ta liberté de spectatrice.

Elle : … avec de multiples temporalités qui cohabitent dans un surréalisme qui permet de toucher un message de fond sans se soucier d’une logique de forme…

Lui : Je comprends pas ce que tu dis…

Elle : C’est une sorte de road-movie kaleidoscopé où on revit au présent le moment passé avant qu’il ne s’efface… C’est l’histoire simultanée d’une rencontre et d’une séparation.

Lui : Tu as pris de la drogue ?

Elle : Je pense que le « s » de Lisbeth vient du fait qu’elle est singulière et multiple, insaisissable et ambiguë. Et qu’elle va finir par le perdre dans un condensé de ce que la passion peut nous faire vivre entre sommets et gouffres.

Lui : Ok, ok, je te laisse à ton inclination pour psychologiser tout ça. Moi, je suis bien avec ma version plus structurée, une enveloppe temporelle avec un début et une fin.

Elle lui prend la main.

Elle : Tu ne trouves pas que la sensualité des dialogues fait de tout le propos un acte sexuel…

Lui : Pardon ?

Elle : Ils font l’amour dans ce dialogue amoureux qui transpire le désir…

Lui : C’est vrai qu’entre murmures et emballements, les saccades du texte peuvent inspirer des images érotiques…

Elle : Même leur gestuelle est suggestive…

Lui : C’est une mise à nu…

Elle : Là, on est d’accord.

Lui : Et comment tout cela finit à ton avis ?

Elle : Comment se terminent les rêves ?

Lui : Tu penses que ça parle aussi un peu de nous ? L’indicible dans l’intime… la pierre du lien qui redevient poussière quand elle se défait…

Elle :  Oui, et ça fait peur…

Lui : Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve.. ?

Elle : Ou aller au théâtre pour se faire un film…

Elle le regarde dans un sourire. Il contemple cette femme sans laquelle il n’a qu’un poumon. Et le silence parle, à nouveau. 

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Lisbeth’s, de Fabrice Melquiot, à la scène Cæcilia, du 29 février au 10 mars 2024.

Conception et adaptation : Valentin Rossier

Avec Marie Druc et Valentin Rossier

Photos : © Carole Parodi

[1] Le titre de cette critique reprend une question que pose Aimé Césaire dans Cahier d’un retour au pays natal

[2] Elena Hazanov, Valentin Rossier et Georges Guerreiro

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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