Les réverbères : arts vivants

Ars Nova : opéra(s) pour fins des temps ?

Du 5 au 10 mars, la scène du Théâtre Saint-Gervais s’est transformée… en champ de fouilles ou en zone d’exploitation minière. Quatre silhouettes blanches y déambulaient : archéologues du futur ou géologues en quête d’un gisement ? Dans un décor qui fleurait bon la fin des temps, iels découvraient une ressource oubliée : l’opéra.

Devant nous, la scène est recouverte de bâches de protection poussiéreuses et de terre charbonneuse – noire et friable. Quelques monticules s’y élèvent, blocs de roches inconnues aux arêtes découpées. Sur l’un d’eux, on devine l’affaissement d’un cratère miniature… entrera-t-il en éruption ? L’espace apparaît comme délimité par des spots montés sur pieds, comme si on avait voulu mieux éclairer le champ de fouilles. Au loin, la silhouette d’une girouette se dessine sur le fond de la scène – tournant par à-coups avec des mouvements rappelant ceux d’une araignée aux pattes démesurées… ou d’une main aux doigts squelettiques qui se replient sur eux-mêmes. Seule tache de couleur : une tente de fortune, dressée côté jardin, éclairée de l’intérieur. Sa toile a des reflets jaunes et oranges, chaleureux. Deux pieds en dépassent, suggérant un dormeur qui rêve encore, blotti à l’intérieur. Prêt de lui, un petit robot (à mi-chemin entre R2-D2 et un astromobile conçu par la NASA). Apparemment, la journée de travail n’a pas encore commencé.

Tandis que le noir se fait dans la salle, la pièce commence. Elle s’ouvre sur des bip-biiiip entêtants et criards : ceux d’un détecteur à métaux qui crachote une éructation métallique et aiguë. Vêtu d’une combinaison blanche, un peu comme celles que les expert·e·s revêtent sur les scènes de crime, un homme manœuvre l’engin. Il écoute attentivement, trifouille un boitier, cherche le bon réglage. Des engins de mesure tintinnabulent un peu partout ; le petit robot se réveille et se met à suivre un parcours apparemment calculé, scannant les obstacles avant de repartir plus loin pour continuer une infatigable quête. Progressivement, on comprend que le matin se lève sur cet étrange camp de base : trois autres silhouettes blanches rejoignent la première – qui sortant des coulisses, qui ajustant des capteurs, préparant le café pour l’équipe ou quittant bruyamment le confort douillet de la tente. Au final, iels sont quatre : Mathias Brossard, Marion Chabloz, François-Xavier Rouyer et Romain Daroles. C’est lui, le concepteur de ce projet porté par la Cie La Filiale Fantôme et intitulé énigmatiquement Ars Nova. Après avoir assisté à son processus de création, nous voici directement plongé·e·s dans l’intrigue…

Dialogisme du bruit

La première partie de Ars Nova s’articule entièrement autour de l’idée de quête : les quatre archéologues-géologues sont là pour chercher quelque chose… oui, mais quoi ? Pour peu qu’on n’ait pas lu le résumé présent sur le livret de salle, leurs motivations n’apparaissent pas immédiatement claires – et c’est tant mieux, car cela permet véritablement à Romain Daroles de planter le décor de la fiction qu’il propose. On se rend rapidement compte que tout tourne autour de l’écoute : ce qu’on cherche, c’est visiblement un son… quelque chose qui se démarque dans tous ces bruits qui gravitent autour de nos personnages. Bruits des appareils de mesure, grincements des chenilles du robot-explorateur, virevoltes de la girouette, sifflement du vent qui devient parfois tempétueux, bouilloire qui fume et tasses qui s’entrechoquent…

Ars Nova s’articule tout d’abord autour d’un dialogisme du bruit, construit en direct par les comédiens et comédienne, à l’aide du matériel présent sur scène. Cette impression de dialogue avec le bruit est renforcée par l’absence de dialogues entre les personnages : pas une parole n’est échangée entre les quatre ; rien que des regards, du non-verbal (expressions faciales, gestes, postures des corps) ou quelques rares exclamations qui trahissent une émotion plus forte (rire, surprise, curiosité, impatience, fébrilité, joie), à mesure que les recherches tournent autour de l’objet de la quête.

Cet objet de quête nous est révélé d’abord de manière indirecte, grâce à un transistor que transporte l’un des quatre. Un bouton tourné… et, au milieu des crépitements qui s’échappent du petit haut-parleur, quelque chose qui retentit – quelques notes, bondissantes et joyeuses, de La Flûte enchantée de Mozart. Voilà ce que cherche notre équipe.

Polyphonie des opéras

Peu à peu, les éléments deviennent plus clairs, à mesure que les recherches permettent de cerner la finalité des fouilles. Peu à peu, les scientifiques mettent en place un protocole qui leur permet de capter des sons qui ne sont pas de simples bruits – des sons qui permettent d’éprouver des sensations, des émotions autres que celles véhiculées par la froideur des machines de contrôle.

On le comprend en même temps qu’elle et eux : iels ne possèdent pas les mots pour penser la chose qu’iels tentent d’attraper… pas plus que les concepts pour la cerner. Car ce que le gisement qu’iels fouillent révèle, ce sont des extraits d’opéras, saisis çà et là au hasard des interprétations, des compositeur·trice·s, des époques et des interprétations. En tant que public, on en reconnaît parfois une bribe – un air, une parole, une voix… entrecoupée par le crachotement des instruments qui permettent de capter la musique. Pour autant, on comprend aussi que les quatre archéologues n’ont aucune idée de ce dont il s’agit : dans ce monde aux allures postapocalyptiques, plus personne ne sait ce qu’est l’opéra. Dénué·e·s de l’appareil culturel, symbolique et critique qui leur permettrait de saisir leur découverte, iels reviennent à des sensations plus fondamentales : ce qui les fascine, ce sont les émotions, entre sentiments et sensations physiques que véhiculent les sons qu’iels découvrent. Et quand, après un black-out sur le champ de fouille, iels attrapent véritablement la source de cette étrange mélopée, il n’en faut pas plus pour que la polyphonie du gisement se transmette à leur propre corps, à leur propre voix.

Ainsi, Romain Daroles et sa Cie (re)découvrent l’opéra, en même temps que leurs personnages et que le public, dans une mise à distance temporelle qui permet de faire rêver tout en faisant frissonner d’émotions. Et on se prend à se demander ce que, dans deux ou trois mille ans, ou dans quelques millions d’années, il restera de notre monde.

Y aura-t-il des scientifiques pour retrouver nos vestiges et, peut-être, les faire (re)vivre ?

Magali Bossi

Infos pratiques :

Ars Nova, de la Cie La Filiale Fantôme, du 5 au 10 mars 2024 au Théâtre Saint-Gervais.

Conception : Romain Daroles

Avec Mathias Brossard, Marion Chabloz, Romain Daroles, François-Xavier Rouyer

https://saintgervais.ch/spectacle/ars-nova/

Photo : © François-Xavier Rouyer

Magali Bossi

Magali Bossi est née à la fin du millénaire passé - ce qui fait déjà un bout de temps. Elle aime le thé aux épices et les orages, déteste les endives et a une passion pour les petits bols japonais. Elle partage son temps entre une thèse de doctorat, un accordéon, un livre et beaucoup, beaucoup d’écriture.

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