Barthes y es-tu ? : Une aventure sans aventure
Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !
La Pépinière vous propose un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !
En 1957, les éditions du Seuil publient un recueil de Roland Barthes intitulé Mythologies : le critique y rassemble 53 textes, qui se veulent les témoins de la société de son temps. Des objets aux phénomènes de société, des concepts abstraits aux scènes plus familières, Barthes décortique, analyse, s’amuse. Aujourd’hui, Louise Glatz s’inspire de cet exercice et jette un regard critique sur un personnage bien connu en Suisse : Mike Horn. Ou le mythe de l’aventurier moderne.
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« Dire les quatre coins de la terre, puisqu’elle est ronde. »
Flaubert
Au XXIème siècle, on ne peut parler d’aventure sans évoquer Mike Horn ; cela va de soi ; aucune raison apparente d’émettre un doute ; il est la quintessence de l’Aventurier avec une majuscule ; l’Alpha et l’Omega de l’Aventure, le Federer des traversées impossibles (sauf pour lui évidemment). On l’entend, on le voit partout. D’ailleurs les journaux de ce mois de décembre se sont employés à nous le rappeler : « Mike Horn, l’aventurier de l’extrême, achève sa traversée du Pôle Nord », « Mike Horn, vainqueur face au froid arctique ». En somme, Mike Horn est synonyme d’aventure. L’aventure, une forme de perpétuel questionnement du lien entre l’Homme, l’espace et son temps : questionnement que l’on retrouve chez les physiciens – à l’honneur, d’ailleurs, cette année, à Genève, pour leur prix Nobel.
En effet, durant la période aristotélicienne, la théorie du « mouvement des corps » s’explique par le concept de « changement » : le mouvement doit alors être compris comme une transformation de ce qui se meut : il y a modification perpétuelle de la particule qui passe d’un lieu à un autre. Voyez ici une jolie métaphore de l’aventure ! Comme pour la particule, le point de départ importe peu et le point d’arrivée encore moins ; un départ, en fait, ne doit présager d’aucun retour. Une aventure ne possède pas de fin en soi, excepté la mort, ultime épisode d’une aventure avortée, montée d’adrénaline d’une possibilité, d’un risque et d’une peccabilité qu’elle comporte en son sein, mais qui n’est de loin pas inexorable, voire indispensable. Ce qui importe essentiellement, c’est le trajet, les forces de la nature, dans lesquelles nous nous mouvons, qui nous amènent à ressentir notre corps dans toute sa complexité et sa richesse. Ce parcours initiatique permet de révéler à nous-mêmes des facettes que nous avions enfouies, oubliées et inexploitées, calfeutrés que nous étions dans notre quotidien. Telle la dialectique du voyage nomade de Nicolas Bouvier : il s’agit dans un mouvement perpétuel et aléatoire de « s’attacher et de s’arracher ». Celles, les bienheureuses, et ceux, les bienheureux, qui feront le voyage, savent qu’ils ne seront plus jamais les mêmes ; les pensées seront nourries, les souvenirs enrichis et les espoirs changés. Surgissement de la nouveauté, d’un temps de l’exception, de l’extraordinaire dans le quotidien. Sorte de récit fantastique en mouvement.
À cette théorie aristotélicienne s’opposent quelques siècles plus tard les règles de physique de Galilée. Comme la dialectique de Mike Horn à celle de Nicolas Bouvier : la théorie du « changement », explication du « mouvement des corps », est devenue obsolète et on lui substitue celle du « déplacement ». Dès lors la particule se déplace d’un point à un autre, sans qu’il ne se passe rien en chemin ; elle change de lieu mais ne change plus de nature ; mouvement inertiel de la mécanique, entrée dans le champ de la mathématisation. C’est de cette manière que l’aventure est perçue et vécue par Mike Horn ; il choisit une aventure avec un point de départ et un point d’arrivée bien précis. Une aventure toute planifiée, avec GPS, téléphone satellite ; une aventure figée, mouvement qui se conserve indéfiniment. Tout ce qui compte, finalement, c’est de franchir la ligne d’arrivée vivant, héros, avec ou sans ses orteils, vaincre la nature et ne plus la visiter aléatoirement le nez au vent, les papilles ouvertes. La fin devient but ultime ; on vide le trajet de toute sa substance ; il en perd son relief ; on en efface les goûts et les couleurs : il n’est plus qu’un mouvement filmé, figé, (sur)médiatisé ; l’expédition est donnée à voir dans l’immédiateté, ce qui la dénue de sens. Les gens attendent paisiblement au chaud que le feuilleton congelé sorte. Chacun, chacune bien installé.e au fond de son fauteuil, tasse de café dans une main, biscuits sur l’accoudoir, se fait mousser en regardant les exploits romancés, magnifiés, du plus célèbre des aventuriers. En somme, une aventure esthétique, nappée d’une épaisse couche de glace pour mieux en cacher le fond. Saisie uniquement dans son effleurement, elle semble, paradoxalement, à la fois proche et inaccessible. Mike Horn dans son salon, entre le sapin de Noël et le placard à balais.
Lors d’une de ses émissions de téléréalités, summum de la mythologie de notre siècle, L’Aventurier a déclaré « Toi aussi, tu peux le faire, si tu m’écoutes un peu ». Ses propos ont paru enthousiasmer le public. Il est vrai que le public de ce genre d’émissions ne se compose généralement pas de grands penseurs, ni de grands aventuriers. Mais tout de même, que diantre, Mike Horn donne l’illusion que tout un chacun pourrait se lancer un pareil défi, en oubliant, sciemment (?), que nous n’avons pas, toutes et tous, et même plutôt aucune et aucun, sous la main, gelée ou pas, une équipe d’ingénieurs de chez Norrøna prête à travailler sur des équipements ultra résistants et des sauveteurs norvégiens qui risquent leur vie pour sauver la nôtre, voire un téléphone satellite dont la sonnerie tient plutôt du claquement de doigt que de l’appel en absence.
Au fond, en prétextant vouloir donner le goût de l’aventure, il ne fait qu’ériger des barrières, dresser des murs pour mieux enfermer ses contemporains, qui n’ont pas vraiment de place autre qu’au bout du téléviseur, dans le mythe de l’Aventurier des Temps modernes. Vanité, égocentrisme et testostérone.
Louise Glatz
Ce texte est tiré de la volée 2019-2020, animée par Éléonore Devevey.
Retrouvez tous les textes issus de cet atelier ICI.
Photo : © fudowakira0