« Bellum-The Daemon of War » : regards croisés sur la guerre
Dans ce documentaire, David Herdies et Georg Götmark construisent leur film autour de trois portraits. Le destin des uns et des autres semble bien différents, mais nous comprenons rapidement que ces trajectoires de vie possèdent un point commun : elles partagent toutes un lien avec le monde des conflits armés.
Le film s’ouvre sur des images d’archives d’essais nucléaires. Nous recevons de plein fouet les mots de Robert Oppenheimer, dont les travaux ont abouti à la création de la bombe atomique. Cette mise en garde semble malheureusement encore terriblement actuelle. Nous découvrons ensuite les parcours des protagonistes : un scientifique, une photojournaliste et un ancien soldat. Récoltés de chaque côté de la planète, leurs témoignages s’enchevêtrent et s’entremêlent à tel point que leurs paroles viennent résonner dans les mots des autres et nourrir le propos. Cette mosaïque de points de vue et d’expériences dresse un tableau effrayant de la réalité de la guerre et de la relation que l’on peut tisser ou entretenir avec elle.
Celui qui voit de loin
Dans le confort et la tranquillité de la Suède, Frederik Bruhn, scientifique et père de famille, met au point de nouvelles technologies révolutionnaires tant pour le domaine civil que le domaine militaire. Passionné de robotique et fasciné par l’intelligence artificielle, il travaille avec une étonnante distance sur des projets qui vont manifestement déboucher sur la production de nouvelles machines à tuer encore plus « raffinées » que celle que nous connaissons déjà. Avec une forme de pensée froide, il exprime aussi sa réjouissance à voir l’humain, naturellement incapable d’éviter la guerre, s’éloigner du processus de décision et d’autodétermination, remplacé par une technologie certainement bien plus rationnelle dans ses choix. Cet homme du nord et la simplicité brutale que revêtent certains de ses raisonnements apparemment limpides à ses yeux, parviennent parfois à nous glacer le sang.
Celle qui voit et qui montre
Paula Bronstein, armée de son seul appareil photo, sillonne les zones de conflit. Son travail témoigne, en particulier en Afghanistan, des atrocités de la guerre mais aussi de la vie qui continue à avancer malgré tout. Cette femme forte, au caractère bien trempé, récolte ses clichés pour nous présenter des bribes d’histoires d’ailleurs mais surtout pour nous tendre le miroir cruel de notre propre barbarie. Ses images de chairs meurtries, de morts et de destins brisés contrastent avec les archives filmées et aseptisées d’attaques aériennes qui ressemblent plus à des jeux vidéo qu’aux réelles scènes de carnage qu’elles sont en réalité.
Celui qui a vu
Bill Lyons était aussi sur le terrain, mais, quant à lui, armé d’un fusil. La guerre, il l’a vue de près. Il l’a même regardée au fond des yeux assez longtemps pour s’en abimer l’âme. Et malgré ses blessures qui ne guérissent pas, malgré sa gueule cassée et ses mains très certainement souillées, il en parle avec nostalgie, comme l’on parlerait d’une ancienne compagne. Il semble l’aimer encore. Il la regrette parfois et peine à retrouver sa place dans la société civile où il s’ennuie. Il passe le temps en trainant dans un bar du Nevada profond ou en allant tirer dans le désert avec un vieil ami. Ce vétéran du Vietnam est peut-être un des seuls à le comprendre encore avec sa femme dont il avoue qu’elle lui permet de tenir le coup. Nous apprenons la disparition de Bill Lyons durant le générique de fin.
Ce documentaire ne nous laisse pas indifférent. La manière assez neutre de présenter ces témoignages et la volonté de ne pas prendre ouvertement position, nous oblige à nous fabriquer notre propre interprétation et notre jugement. Il nous force à prendre connaissance des faits et à faire face à nos côtés plus sombres. Il soulève aussi bon nombre de réflexions : où nous mène le progrès technologique? La connaissance scientifique peut-elle se passer de moralité? Comment l’intelligence artificielle va t’elle impacter nos vies et nos conflits? Serons- nous capables d’un jour tordre le cou aux démons de la guerre? Autant de questions que Bellum-The Daemon of War laisse ouvertes tout en nous poussant à nous interroger sur notre responsabilité dans tout cela. Nous qui qui préférons souvent regarder ailleurs, allons-nous continuer de jouer le rôle de « celui qui ne veut pas voir »?
Lionel Aebischer
Référence : Bellum-The Daemon of War, David Herdies et Georg Götmark, Suède, Danemark, 2021, 87min
Photo : ©DR