Big Mother is fucking you
Au Théâtre Alchimic, jusqu’au 4 février, cinq femmes déjantées entraînent un public surpris dans La Belle Endormie, une relecture contemporaine bien décalée du conte de celle au Bois Dormant, un texte du Brésilien Camilo Pellegrini mis en scène avec faconde par le truculent Frédéric Polier.
Il était une fois un prime de téléréalité à grande écoute animé par une présentatrice sadique aux faux airs de Cruella. Deux amies s’y trouvent projetées par la sorcellerie d’un simple coup de téléphone. Le but du jeu est clair : assassiner quelqu’un en direct pour pouvoir réaliser ses rêves. La ficelle semble si grosse… et pourtant… Et pourtant, l’une des deux cède aux chimères de ce cauchemar dans une farce, certainement moins caricaturale que d’aucuns pourraient le croire, de notre monde contemporain.
Le propos fait penser à un faux jeu télévisé datant de 2010, La Zone Xtrême[1], durant lequel, pris en charge par une présentatrice péremptoire, des candidat·e·s doivent envoyer des décharges électriques de plus en plus fortes à un·e autre candidat·e, jusqu’à des voltages pouvant provoquer la mort. Cette expérience de psychologie sociale en reproduit une autre, célèbre, celle de Milgram[2] réalisée aux États-Unis dans les années 60 pour étudier l’influence de l’autorité sur l’obéissance. Elle pose la question de savoir si la dérive totalitariste nourrie par un pouvoir qu’on estime légitime – ici celui de la télévision – peut nous amener à tuer. La réponse est malheureusement affirmative et le fait que notre société puisse aujourd’hui organiser la mise à mort d’un individu comme divertissement ne souffre plus guère de contestation.
Dans la mise en scène pailletée – matez la surenchère des costumes – de la référence théâtrale romande qu’est Frédéric Polier, le texte de l’auteur brésilien Camilo Pellegrini permet donc une critique de l’absurde évolution de nos sociétés connectées. Le procès est clair, les accusés nombreux. Au premier rang de ceux-ci il y a donc la télévision, cette lucarne diaboliquement abêtissante. Elle annihilerait depuis belle lurette notre libre arbitre en façonnant une pensée unique où le politiquement correct partouze avec les censeurs bien-pensants et autres poudres aux yeux comme autant de foin pour nourrir les gueux d’en bas. Ce n’est pas un scoop, à peine peut-être une piqûre de rappel.
Dans la même veine, le spectacle enfonce quelques portes ouvertes en dénonçant la débilité consentie de la place de la publicité dans nos vies ou le fake outrancier des peoples aux airs de Jessica Rabbit siliconées qui tapinent pour leur quart d’heure de gloire[3]. La conséquence de ces dérives consuméristes est bien évidemment l’anarchie d’un monde qui a galvaudé toutes ses valeurs[4] pour devenir de plus en plus individualiste, violent et arbitraire.
Sur le plateau de l’Alchimic, l’ouverture de la pièce frappe juste à grand renfort de projections vidéo spectaculaires. On est de suite happé par l’ambiance anxiogène du jeu Désir de vivre (sic) et Camille Giacobino est spectaculaire en despote outrancière aux manettes de son émission décadente. Notons aussi les parties magnifiquement chantées de la bimbo de l’émission parfaitement assumée par l’ondulante corsetée Alexandra Marcos. Pour le reste, le soufflé retombe assez vite dans une narration répétitive qui, si elle structure à bon escient les contes, est moins efficace pour catalyser une dynamique théâtrale.
Le parti pris de la mise en scène se veut excessif, cynique et mordant, poussant le spectacle dans la parodie. Pour démontrer nos morbides tendances au voyeurisme et à la violence, le trait est grossi à souhait : les deux amies yin yang aux perruques colorées s’entretuent, l’assistante de l’émission prend la place de la présentatrice-star dans un délire égotico-gore, les ravages de la vulgarité de la chirurgie esthétique se dégonflent en direct… On rit un peu, on aimerait être choqué mais le tout dégage un air de déjà vu qui nous laisse au final plus lassés qu’abasourdis. Et c’est peut-être le plus questionnant : la banalisation du mal, la dérive normative vers les extrêmes, le voisin argentin de Pellegrini qui arrive au pouvoir avec une tronçonneuse sans que cela ne nous indigne… Où est passé le front républicain de 2002 ?
La morale ? Philip Zimbardo[5] a dit il y a longtemps : « Si tu veux connaître quelqu’un, donne-lui du pouvoir et tu verras qui il est. » Nous avons vu : notre monde marche sur la tête, une minorité sauvage sans scrupule manipule une majorité laborieuse en phase de lobotomisation librement consentie[6], les écrans tuent la poésie, les rêves et l’humanité de l’homme. Rien de nouveau sous les soleils artificiels des projecteurs endormant nos démocraties : Big Mother is fucking you. And what else ?
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
La belle endormie, de Camilo Pellegrini, par la Cie Atelier Sphynx au Théâtre Alchimic du 16 janvier au 4 février 2024.
Mise en scène : Frédéric Polier
Avec Camille Giacobino, Léonie Keller, Lara Khattabi, Alexandra Marcos et Cathy Stalder.
Photos : © Isabelle Meister
NB : Le titre de l’article fait référence au célèbre Big Brother is watching you de George Orwell dans son roman 1984.
[1] https://www.letemps.ch/culture/lexperience-met-nu-teleautorite
[2] https://fr.wikipedia.org/wiki/Expérience_de_Milgram
[3] https://fr.wikipedia.org/wiki/Quart_d%27heure_de_célébrité
[4] En 2004, Patrick Le Lay, alors PDG de TF1, déclarait avec cynisme dans une interview : « Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible »
[5] https://fr.wikipedia.org/wiki/Expérience_de_Stanford
[6] https://fr.wikipedia.org/wiki/Soumission_librement_consentie