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Suites et variations : deux textes

l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Nolwenn Gorgoni qui prend la plume. Elle vous propose deux textes : une suite d’un incipit et une série de variations à partir d’une phrase donnée. Bonne lecture !

* * *

Overthinking

« Ne voulez-vous pas vous joindre à nous ? » Une personne de ma connaissance me posa, il y a quelques jours, cette question, en tombant sur moi comme j’étais assis seul à minuit passé dans un café déjà presque vide. « Non », lui dis-je. « Je ne veux pas me joindre à vous. Et qu’est-ce que cette façon d’aborder la chose ? Ne voulez-vous pas. Non je ne veux pas. Pourquoi le voudrais-je ? » Ça, je ne l’ai pas dit. Mais je l’ai pensé si fort qu’il avait dû le lire dans mes yeux, puisqu’à peine eu-je fini mon muet scandale, que cette connaissance – ou plutôt ce presqu’inconnu– s’en était allé sans un mot, me laissant seul à ma table, à minuit passé, dans ce café déjà presque vide. À y penser, il n’était pas franchement plus vide qu’en journée. Seulement, en journée, on aurait dit qu’il était presque plein. On détermine certainement le degré d’occupation d’un café selon le point de vue de ses employés. En journée, le café est presque plein ; gage d’un travail bien fait, d’un service de qualité, apprécié par les nombreux clients qui laisseront de gros pourboires permettant peut-être de mettre quelques sous de côté, dans la petite tirelire de l’entrée théoriquement dédiée aux vacances d’été reportées pour la quatrième année consécutive, mais qui a déjà été brisée trois fois cette année pour payer les factures d’électricité. Alors que le soir, le café est presque vide ; signe que la fin du service approche, qu’il est bientôt l’heure de se défaire de ces tabliers grotesques, d’éteindre ce néon dont le clignotement donne la nausée, et de sortir humer l’air frais du mois de décembre. Le café était donc bien presque vide, puisque l’unique serveuse restante était en train de nettoyer le sol en attendant que les derniers clients veuillent bien s’en aller, et que cet imbécile de Léon – tiens, Léon. Il s’appelait Léon. Ce n’était donc pas un presqu’inconnu, puisque je connaissais son prénom. Alors disons plutôt que c’était un tout-juste-connu – et que cet imbécile tout-juste-connu de Léon, m’était tombé dessus. La moindre des choses lorsque l’on tombe sur quelqu’un serait de lui demander si on ne l’a pas brusqué, s’assurer ne rien lui avoir cassé, se confondre en excuses, les joues rougies par la honte. Mais non. Le tout-juste-connu, certainement après s’être encoublé dans ses lacets défaits, avait vacillé, glissé, et fini par tomber sur moi, en me reprochant de ne pas vouloir me joindre à eux. Aurait-il déjà fallu que je le voie, puis que je le reconnaisse, ou plutôt, que je le tout-juste-reconnaisse. Quelle audace. Quelle prétention. Et puis, c’était qui, nous ? Je levai les yeux de ma tasse de café que, pris dans mes pensées, je n’avais encore pu toucher, pour jeter un regard vers la table du tout-juste-connu. Je distinguais trois crânes, de dos. Peut-on dire « de dos » lorsqu’on parle d’un crâne, puisque les crânes n’ont pas de dos ? Dirait-on « un serpent vu de dos » ? Certainement pas. Pourtant il a bien un dos, ou du moins une colonne vertébrale. Mais pour voir le dos d’un serpent, il nous faut l’observer du dessus. Et je n’ai certainement pas vu ces trois crânes du dessus, puisque je suis resté à ma table et que je n’ai vu que l’arrière de leurs oreilles qui cachaient l’horloge au mur. Non, je ne voulais définitivement pas me joindre à ce tout-juste-connu et ces trois crânes sans dos. Je voulais rester là. Seul. À minuit passé dans ce café encore presque plein. Définitivement satisfait de ma décision, je pris enfin une gorgée de mon café froid lorsque l’un des crânes sans dos se déplaça, dégageant ainsi la vue vers l’horloge. Tiens, 23h58.

*

L’idée

Une demi-lune, une feuille d’érable, deux fusées. On aurait dit un passage du Petit Prince, ou un autre de ces romans pour enfants dont la poésie me bouleversait, mais que j’étais désespérément incapable d’écrire à mon tour. Ce n’était pas faute d’avoir essayé. Dix ans que j’attendais une idée. L’idée. Celle qui m’aurait permis de quitter cet emploi que j’avais accepté à contrecœur, forcé de constater qu’écrire quelques jolies phrases de temps à autres n’avait jamais payé de loyer à personne.

Une demi-lune, une feuille d’érable, deux fusées. Tel était le contenu du mot chiffonné trouvé sur le sol du parking ce matin-là. L’écriture eut été enfantine, j’en aurais conclu qu’il s’agissait là d’une farce, de réponses à un jeu, d’une recette de cuisine fictive. Je l’aurais alors jeté dans la première poubelle sur mon chemin, l’ayant déjà presque oublié. Mais non : l’écriture était soignée, fine, cursive. J’avais alors vu une femme écrire ces mots, assise à un bureau, éclairée par la faible lumière d’une lampe de chevet. Je l’imaginais avoir eu son idée juste avant de dormir, et se précipiter sur un stylo-plume pour la capturer sur le papier avant qu’elle ne s’enfuie. J’y pensais la journée entière, le lendemain, et le jour suivant. Si bien qu’une semaine plus tard, l’inconnue avait un prénom, une silhouette et un visage. Je savais ce qu’elle lisait et ce qui la faisait rire. J’avais appris à reconnaître le moindre de ses soupirs. Je connaissais tout d’elle. De son histoire à ses petites manies, personne au monde ne put la connaître mieux que moi.

Une demi-lune, une feuille d’érable, deux fusées. Des jours, des semaines avaient passé, et je relisais encore ces mots, sans n’y trouver ni sens ni issue. J’étais leur prisonnier, eux mes geôliers. Lorsque les journées touchaient à leur fin, mes yeux restaient rivés sur l’horloge, impatient de rentrer lui préparer son plat préféré. Elle se plaignait de ne me voir que trop peu ces derniers temps. Le boulot, toujours le boulot, me disait-elle. Alors je tâchais de rentrer tôt, et lui accorder mon temps comme elle m’avait accordé son cœur. Je rentrais tôt pour enfin la retrouver, enfermée dans son petit bout de papier froissé que j’avais caché entre deux pages de dictionnaire. À l’abri du monde. Protégée de quiconque voudrait me la voler. Mon idée. Celle qui, je le savais, s’apprêtait à changer ma vie. 58… 59… À peine la longue aiguille eut achevé son tour de cadrant que j’étais déjà en chemin. Je faisais alors le parcours inverse à celui du matin où je l’avais rencontrée. Un premier passage-piétons, un second, passer le parc, puis les escaliers, le parking, l’auto, le bruit du moteur, couper la radio pour mieux entendre les mêmes mots se répéter dans mon esprit encore et encore, jusqu’à ce qu’enfin : la clef dans la serrure, un tour, deux, et l’odeur familière de mon appartement alors que je me précipitais vers mon bureau. Anxieux, j’ouvrais le dictionnaire pour la retrouver, enfin, entre les deux pages où je l’avais laissée le matin même. Et me voilà de retour en cage. Gardiens Demi-Lune, Feuille d’Érable, et Fusées, veuillez ramener le prisonnier dans sa cellule.

Nolwenn Gorgoni

Photo : © hiwa talaei

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