Les réverbères : arts vivants

Ça ne vous dérange pas si je vous offre une raclette, vends mon cheval et me suicide ?

Cet été, le Théâtre de l’Orangerie a la bonne idée – à l’image d’une programmation étincelante – de mettre en lumière le monde paysan à travers une douzaine de jours consacrés à la ruralité.  Ainsi, du 26 juillet au 6 août, plusieurs spectacles permettent d’approcher ces réalités bien éloignées de nos agitations citadines. Certains prennent des sentiers d’écriture et de jeu d’une limpidité magnifique. C’est le cas de Petite Brume. Un Tchao Pantin paysan intense, cruel et beau.

En France, un·e agriculteur·ice met fin à sa vie tous les deux jours. Vingt pour cent de plus que la moyenne des autres professions. Ce drame individuel et collectif passe, comme tant d’autres, trop souvent sous les radars. Le théâtre, miroir de la société, fait bien de tenter d’éclairer cette sombre facette. Et l’écrin poly-scénique de l’Orangerie s’y prête à merveille.

« Je vais pas pleurnicher. Ce qui m’arrive est arrivé à plein de gars chez les paysans, Fromage-maigre, par exemple, pendu dans sa grange, et le Frisé, du haut des rochers, avec son tracteur, ça a fait crac, des boulons jusque dans la fabrique de ciment. »

Ce soir-là, dans la tiédeur du soleil couchant, sur les hauteurs du parc La Grange, nous sommes donc invités dans une carrière avec quelques engins de chantier pour assister à la représentation de Petite Brume, un monologue à la gaîté crépusculaire.

Il y a d’abord un texte d’une force qui n’a d’égale que sa simplicité. L’auteur Jean-Pierre Rochat n’en est pas à son coup d’essai. Il a été berger puis paysan pendant cinquante ans. Il a reçu de nombreux prix de littérature dont un pour le texte du spectacle. Celui-ci justement est une tragédie contemporaine. En une journée, dans la cour de sa ferme, la vie d’un paysan bascule : tous ses biens ainsi que ses bêtes sont vendus. Un monde s’écroule, rendu avec authenticité par l’écriture directe et sans fioriture de cet auteur atypique qui sublime par ses mots la détresse paysanne.

« J’ai mis trois ans à tomber, tu crois peut-être que je vais me relever ? »

Il y a ensuite un acteur, Arnaud Mathey, qui a su se glisser sans pathos, avec une légèreté désillusionnée, dans le rythme du texte de l’écrivain. Il aborde cette dernière journée capitale dans la peau de Jean Grosjean, agriculteur de son état, assistant, dépité et furieux, à la faillite de sa vie et à la mise aux enchères de tout ce qui lui appartient. Sa femme Frida est partie au Canada avec les enfants et le secrétaire communal, les frais s’empilent, chacun réclame sa part du gâteau : la famille, les usuriers en meute et finalement les huissiers. Alors que reste-t-il quand tout part en fumée ?

« Les enfants ne savent déjà plus qu’autrefois les vaches avaient des cornes. Nous aussi quand on se regarde dans la glace, mais ça, c’est une autre histoire… »

On imagine un propos d’une noirceur dramatique. Il n’en est rien car la drôlerie des mots et l’interprétation du formidable acteur donnent à l’ensemble une relativité quasi philosophique questionnant le fragile équilibre entre le respect du vivant, la folie de l’industrialisation agricole, l’indispensable logique de décroissance et une production rentable qui permet qu’un labeur honnête soit reconnu.

Le fermier Jean Grosjean nous accueille en nous offrant une raclette – avant qu’on ne mette aussi en vente son four ? Il nous parle tranquillement, comme un condamné à mort résigné qui s’avance en prenant son temps vers l’échafaud. Il nous explique son domaine, son amour, ses enfants, le sens de sa vie. Tout ça est aujourd’hui parti en cacahuètes, a été mis « à prix » par Elias Schwarz, vendeur vedette de l’office des poursuites.

« Elias Schwarz, je vais t’attacher à un arbre, face contre écorce, baisser ton froc et te planter un bâton de dynamique dans le cul. » 

Mais il n’en fait rien. Trop poli, trop bon, trop con. Devant les ruines de sa vie, entre un bol d’oignons et un verre de blanc, Jean Grosjean nous parle du cauchemar qu’il vit. Même la belle Irina, l’assistante de Schwarz, qui lui propose une éclaircie sensuelle pour le consoler, augmente finalement sa nausée. Celle-ci atteindra son paroxysme lorsque sa jument préférée, Petite Brume, est mise en vente… et achetée par le patron de la boucherie chevaline du coin. Il a beau dire :

« On s’excuse, mais ça tombe bien, avec ces conneries de tricherie sur la viande importée, on vend mieux la production locale … »

On est saisi par la forme brute et intimiste du spectacle. L’acteur se confond avec le personnage dans des moments de sincérité qui font qu’on a envie d’en faire notre copain, de l’inviter à la maison et de lui dire que ce n’est pas si grave, qu’on va trouver une solution… Mais d’issue, il ne semble point y en avoir lorsque toute dignité est enlevée à l’homme.

« L’impression de n’être plus rien qu’un sac en papier, tu le gonfles, tu le fais péter et t’es tout content de faire sursauter les gens autour. »

Ne lui reste alors plus qu’à offrir un bout de fromage fondu en se prenant pour l’Auvergnat :

« Elle est à toi cette chanson, toi l’hôtesse qui sans façon, m’a offert quatre bouts de pain, quand dans ma vie il faisait faim… »

C’est fini, il est seul dans la sciure. Il ne lui manque plus qu’à partir avec panache dans son plus bel habit du dimanche…. à moins que cela ne soit son costume de mariage ?

« Avec Petite Brume, on vise la sortie… Je me cramponne à son licol, petit trot, grand trot, accélération, nous sautons par-dessus une clôture, cap sur la forêt de toutes les libertés… »

Après les saluts, on a juste envie d’échanger avec Arnaud Mathey… et s’assurer que cela va aller pour lui, enfin pour Jean, enfin qu’on va trouver les moyens de ne pas trop s’attacher à nos désespoirs…

« Le camion des Appenzellois est déjà loin devant, peut-être apprendront-ils plus tard que l’ancien propriétaire des vaches et génisses qu’ils ont achetées dans le Jura s’est tiré une balle dans la tête, le soir de la vente, dans le petit bois au-dessus de la ferme… »

Alors oui, quand le théâtre témoigne de la vie à ce point, le spectateur ému ne peut que lui dire un grand merci, grand comme l’horizon de ce monde agricole qui ne tient plus qu’à un fil.

« Je n’arriverai jamais à expliquer cela, le bonheur d’avoir été paysan, même s’il faut en mourir. »

Stéphane Michaud

Infos pratiques :

Petite Brume, d’après le roman de Jean-Pierre Rochat, par la compagnie Nigave au Théâtre de l’Orangerie, du 26 juillet au 3 août 2023.

Dramaturgie et adaptation : Diane Dormet

Avec Arnaud Mathey

Photos : © Stéphane Michaud

 

Stéphane Michaud

Spectateur curieux, lecteur paresseux, acteur laborieux, auteur amoureux et metteur en scène chanceux, Stéphane flemmarde à cultiver son jardin en rêvant un horizon plus dégagé que dévasté

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