Catéchisme universaliste
Il est des metteurs en scène dont on reconnaît de suite le travail. À l’évidence, Patrick Mohr fait partie de ceux-ci. Multiculturalité, choralité et interdisciplinarité sont ses marques de fabrique. D’un spectacle à l’autre[1], il tisse la chaleureuse toile artistique d’une famille humaine multicolore. Et les plateaux de théâtre, à commencer par celui de la Parfumerie, se transforment alors en ce Tout-Monde[2] tant espéré. Murer la peur, son dernier projet, ne fait pas exception à la règle.
La peur de l’autre. Le racisme. La violence faite aux femmes. La vengeance. La pauvreté. La faim. La responsabilité individuelle et collective. L’indignation. Autant de thèmes forts qu’on retrouve dans Murer la peur, grand patchwork pluridisciplinaire dont le metteur en scène Patrick Mohr a le secret. En adaptant – une fois n’est pas coutume – un court texte du grand auteur mozambicain Mia Couto[3], la troupe du Théâtre Spirale[4] montre, à l’image d’un travail diplômant de fin de formation, comment l’instrumentalisation de la peur peut devenir un projet politique et médiatique :
« Pour fabriquer des armes, il faut fabriquer des ennemis. Pour produire des ennemis, il est impérieux d’alimenter les peurs. La peur des autres. Il y a des murs qui séparent des nations, des murs qui divisent les riches et les pauvres… Ceux qui travaillent ont peur de perdre leur travail. Ceux qui ne travaillent pas ont peur de ne jamais trouver de travail. Qui n’a peur de la faim a peur de la nourriture. Les civils ont peur des militaires, les militaires ont peur du manque d’armes, les armes ont peur du manque de guerres. Et si ça se trouve, il y en a qui ont peur que la peur prenne fin[5]. » Voilà, c’est dit.
La photo de début de spectacle est belle : un grand tissu africain bleu indigo habille le mur de fond de scène. Devant, sur un podium courant au lointain, un orchestre de six musiciens va aussitôt donner l’énergie aux sept actrices qui s’emparent du plateau par ailleurs épuré. Treize artistes, donc, issus de six pays (Burkina Faso, Cuba, France, Mali, Sénégal et Suisse) pour bien souligner la richesse de nos différences. La messe peut commencer.
De quoi avons-nous peur ? La question, autour de laquelle tourne le spectacle, est posée d’emblée. Elle nous prend au dépourvu tant les réponses peuvent sembler nombreuses en ces temps troubles : guerres, dérèglement climatique, individualisme galopant et montée des extrémismes feraient se fissurer d’anxiété le plus optimiste des sages africains.
Alors, entre colères et rêves, entre danse et théâtre, la troupe sur scène essaie d’y répondre dans une surenchère de formes artistiques qui montrent la révolte, l’indignation et le refus de se résigner. On écoute une succession de plaidoyers bien-pensants, puissants au demeurant mais quelque peu éculés d’en avoir abusé, à l’instar de la fable du colibri de Pierre Rabhi. L’idée est en effet d’étoffer le texte de base avec des références aussi diverses que le susmentionné ainsi que Nelson Mandela, Nicolas Bouvier, Thomas Sankara ou Greta Thunberg. Autant de belles et bonnes paroles selon Saint Patrick, au risque d’une tonalité parfois un peu moraliste.
Avec bonheur, le bigarré collectif d’artistes joue ainsi sur plusieurs registres. On passe de la célèbre palabre africaine à l’écoute du conte de la baleine magique[6] en transitant par le théâtre d’ombres ou le spectaculaire rythme des gumboots[7]. Cette danse, issue des mines sud-africaines, raconte comment les travailleurs chaussaient des bottes en caoutchouc pour se protéger contre les blessures et les maladies. En tapant sur leurs chaussures, dans leurs mains et au sol, ils ont créé des codes rythmiques pour s’échanger des messages et protester contre les patrons qui les oppressaient. Percutant.
En lien avec l’Afrique, plusieurs artistes sur scène ont d’ailleurs été formés par Patrick Mohr et son équipe, au Sénégal, dans son centre éducatif, social et culturel de création et de développement par le théâtre qui existe depuis 2014. On imagine l’opportunité et l’ambition de ce spectacle qui permet de mettre en valeur le travail de ces comédien·ne·s, danseur·se·s et musicien·ne·s afin de raffermir encore plus les liens entre les cultures, les pays et les hommes. C’est l’ADN même du Théâtre Spirale que le metteur en scène a cofondé il y a maintenant trente-trois ans.
Au final, Murer la peur fait penser à une mosaïque universaliste qui tente, à sa manière un peu simpliste mais ô combien efficace, de nous rappeler à notre commune humanité. Le chantier est abyssal et il faudra certainement encore beaucoup de messes pour qu’un miracle se produise. Patrick Mohr et sa troupe en sont en tout cas les créatives chevilles ouvrières.
Stéphane Michaud
Infos pratiques :
Murer la peur, de Mia Couto, du 4 au 22 octobre 2023 à la Parfumerie
Conception et mise en scène : Patrick Mohr
Avec Ami Badji, Amanda Cepero, Dramane Dembelé, Papis Diabaté, Mame Diarra, Adama Diop, Fallou Diop, Maimouna Doumbia, Lou Golaz, Khalifa Mbaye, Gnagna N’Diaye, Cathy Sarr et Aissatou Syla.
Photos : © Saliou Diouf
[1] Chaque homme est une race. Les larmes des hommes. Eldorado. La Traversée.
[2] Selon l’expression d’Edouard Glissant.
[3] Couto Mia (2016), Murer la peur, Ed. Chandeigne, Paris
[4] https://theatrespirale.com
[5] Id.
[6] Les Baleines de Ouissico de Mia Couto.
[7] https://edutheque.philharmoniedeparis.fr/chant-gumboots-ngisebenzela-wena.aspx