Captive : retour sur Margaret Atwood
« Entre les gravillons poussent des pivoines. Elles surgissent à travers le tapis de cailloux gris, tandis que leurs boutons, pareils à des yeux d’escargot, sondent l’air, se gonflent, puis s’ouvrent en d’énormes fleurs rouge sombre, brillantes et lustrées comme du satin. Ensuite, elles se défont brutalement et tombent par terre. » (p. 13)
En 1996, la romancière canadienne Magaret Atwood signait Alias Grace (Captive, en traduction française), un roman oscillant entre fait divers, fresque historique et récit fantastique. Après l’avoir dévoré, j’ai naturellement eu l’envie de vous en parler…
Captive : une série Netflix…
Moi qui adore lire de la science-fiction, c’est par une mini-série télévisée que j’ai découvert Captive, disponible sur Netflix depuis le 3 novembre 2017. Diffusée à l’origine sur CBC Television, cette production canado-américaine est signée Mary Harron. Il s’agit de la troisième adaptation d’un ouvrage de Atwood, à qui on devait également le très remarqué The Handmaid’s Tale (La Servante écarlate, dont je vous ai déjà parlé). En six épisodes d’environ 60 minutes chacun, Captive m’a tout bonnement scotchée.
Pourquoi ? D’abord, par son intrigue, qui mêle histoire intime et grande histoire, féminisme et fait divers, psychanalyse et spiritisme. Ensuite, par sa photographie – la richesse de ses couleurs, le soin apporté aux détails (le motif d’un tissu, le grain d’une peau, l’épaisseur de l’air où s’envole la poussière). Enfin, par l’indécision qui plane sur sa conclusion, un peu à la manière d’un fantôme : impossible, une fois arrivée au terme de la série, d’avoir le fin mot de l’histoire. Voilà ce qui m’a décidée à ouvrir le livre de Margaret Atwood, une autrice dont j’aime beaucoup la plume.
… un fait divers…
Canada, fin du XIXe siècle. Déchiré par ses velléités d’indépendance face à l’Empire britannique, le pays connaît des vagues migratoires importantes : sur des bateaux précaires, des Irlandaises et des Irlandais disent adieu à leur patrie rongée par la famine. Parmi cette masse se trouve Grace Marks. Elle est jeune, jolie, aînée d’une fratrie trop nombreuse. Abandonnée par une mère fragile qui ne survit pas à la traversée, elle tombe sous la coupe d’un père alcoolique, qui entend la faire travailler sans lui laisser un sou. Grace ne se laisse pas faire : elle quitte sa famille pour devenir servante auprès de maisons aisées.
En 1873, elle a seize ans. Un tribunal la condamne à la réclusion à perpétuité. Son crime ? Un double meurtre – celui de son employeur (Thomas Kinnear) et de la gouvernante (Nancy Montgomery). Elle aurait, pour cela, séduit l’homme à tout faire de la maison, James McDermott, qui se serait chargé de la besogne.
… et un roman
Ce fait divers sanglant, qui a laissé sa trace dans les journaux de l’époque, constitue le point de départ historique de l’intrigue tissée par Margaret Atwood. À travers son roman, l’autrice explore l’intériorité de son héroïne, Grace Marks, qui raconte son histoire à la première personne – son récit s’entremêlant à des lettres, des narrations externes, des extraits de procès. Cependant, Atwood prend toujours garde à nous laisser dans le flou : Grace est-elle un monstre de sang-froid, une tueuse manipulatrice qui n’hésite pas à mentir… ou une victime des circonstances, dont seule la naïveté rêveuse et la malchance seraient à blâmer ? À l’instar de son adaptation télévisée, le roman ne fournit pas le fin mot de l’histoire, laissant à chaque lectrice et lecteur le soin de se faire sa propre idée. Et, comme dans la série, la narration noue et dénoue les fils de la temporalité en croisant les époques pour reconstituer progressivement le panorama du drame. Atwood coud ainsi un étonnant patchwork, à l’image de ceux que Grace assemble, patiemment, pour former cette courtepointe tant désirée qui symbolise le départ vers une nouvelle vie.
« Pendant que je suis assise sur la véranda, l’après-midi, je travaille à la courtepointe. Que je suis en train de coudre. Quoique j’ai fait de nombreuses courtepointes dans le temps, c’est la première que j’aie jamais fait pour moi. C’est un Arbre du paradis ; mais je change un peu le modèle pour l’adapter à mes idées. » (p. 612)
De page en page, on découvre la jeune Grace, fraîchement arrivée au Canada. Son amitié fusionnelle avec Mary, une servante qui a son franc-parler et qui la prend sous son aile. Son procès, après son arrestation… puis son emprisonnement dans un pénitencier pour femmes. C’est là que sa route croise celle du Dr Jordan, un médecin Américain fasciné par les dernières avancées de la psychanalyse. Mandaté pour prouver l’innocence de la prisonnière en démontrant sa folie, le Dr Jordan s’entretient régulièrement avec elle – se laissant peu à peu fasciner par cette femme dont il n’arrive pas à saisir la psychologie. Et si Grace était plus changeante qu’elle n’y paraît ?
En filigrane du récit principal, Atwood brode donc autour du motif de la relation trouble – celle qui, peu à peu, va unir Grace au Dr Jordan… et celle qui unissait Grace à Mary, morte tragiquement après un avortement clandestin raté. C’est là, sans doute, que la romancière déploie tout son talent : du fait divers judiciaire (le meurtre dont Grace est accusée), elle glisse au roman psychologique (la rencontre avec le Dr Jordan), en passant par le récit féministe historiquement documenté (Mary ayant été l’une des nombreuses victimes des mauvais traitements alors réservés aux femmes). Et le fantastique, dans tout ça ? Il ressurgit au détour d’une conversation sur le spiritisme – car si la psychanalyse du Dr Jordan se révèle impuissante à dénouer l’écheveau de l’histoire de Grace, peut-être que la clef réside dans le monde des esprits.
Bref, un vrai patchwork littéraire !
Magali Bossi
Référence :
Margaret Atwood, Captive, Paris, Robert Laffont, (1996) 2021, 623 p.
Photo : © Magali Bossi