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Autoportrait : Analphabête

Depuis plusieurs années, le Département de langue et littérature françaises modernes de l’Université de Genève propose à ses étudiantes et étudiants un Atelier d’écriture, à suivre dans le cadre du cursus d’études. Le but ? Explorer des facettes de l’écrit en dehors des sentiers battus du monde académique : entre exercices imposés et créations libres, il s’agit de fourbir sa plume et de trouver sa propre voie, son propre style !

La Pépinière vous propre un florilège de ces textes, qui témoignent d’une vitalité créatrice hors du commun. Qu’on se le dise : les autrices et auteurs ont des choses à raconter… souvent là où on ne les attend pas !

Aujourd’hui, c’est Céline Moioli qui prend la plume. Elle nous livre un autoportrait, sous forme de lexique aussi poétique que personnel. Bonne lecture !

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Analphabête

En selle

Centaure : Représente le lien insécable et surnaturel que l’on crée avec l’animal à quatre jambes, aux pieds cornés et au nez oblong, que l’on appelle parfois « Hayagriva », parfois « Incitatus, consul de Caligula », d’autre fois « Bucéphale », plus jovialement « Oncle Alfred » ou encore « Marengo », qui porte sur son dos à la fois tout l’espoir et tous les maux du monde, seul être qui puisse nous apprendre à remonter après une chute, il communique avec ses oreilles, s’agace par ruade, mais surtout, fait grandir son cavalier.

Bicyclette : En vérité, je parle, en général, plutôt de vélo. J’en ai un. Il est formidable. Je le trimballe partout. Ou bien c’est lui qui me trimballe ? Peu importe. Il est formidable. Il est gris, pneus caoutchoutés, selle rembourrée, volant ergonomique. Attends, on ne dit pas plutôt guidon pour un vélo ? Ah oui c’est vrai, je confonds toujours. J’ai la fâcheuse tendance à penser à lui quand il est seul, attaché au premier poteau inoccupé. Ne va-t-il pas se faire emboutir par une voiture ? Les scooters qui se colleront à lui ne m’empêcheront-ils pas de le libérer ? Le cadenas est-il suffisamment robuste face à une pince monseigneur ? T’en as des soucis… Pourquoi je m’inquiète tant pour lui ? Car grâce à lui, mes trajets deviennent de purs moments de liberté où je glisse sur le bitume comme je glisserais sur une vague hawaïenne. Tu fais du surf toi ? Mais laisse-moi tranquille maintenant ! Admire plutôt les courbes merveilleuses qu’il fait pour m’éviter l’attente interminable dans la file de voitures ronronnantes. Le crissement léger de ses freins hydrauliques qui me permettent d’éviter de justesse les piétons égarés sur la piste cyclable et les voitures qui tournent à droite sans penser à regarder. Il est formidable. Il a fait de mes jambes des colonnes de marbre, a rendu mon cœur plus endurant et ma ville moins enfumée. Il est formidable… j’espère seulement qu’un jour, les conducteurs de belles cylindrées, les hippies nostalgiques de leur vieux van VW, les farouches défenseurs de leur droit de prendre la voiture « parce qu’on va pas m’emmerder avec ces conneries d’écolos à la noix », les frileux, les gens qui ont peur d’être mouillés, les routiniers des bouchons et les motards par philosophie se rendront compte, finalement, que ce n’est pas si mal d’être en bonne santé, de ne pas vivre dans un nuage de particules fines et que les bruits d’accélération, en fait, c’est pas si viril.

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À pied

Cuisine : Fantasme papillaire, elle regroupe en son sein tout ce qui est nécessaire à la joie des sens olfactifs et gustatifs. Elle sent bon et emplit la maison de douces odeurs ou d’effluves poivrés. Les émanations délicieuses proviennent de ses fourneaux rougissants qui laissent crépiter les amers produits de la terre. Quand la cuisson est engagée, elle réchauffe l’atmosphère, sans manquer parfois de nous brûler. En prenant le temps, en touchant à toutes ses ouvertures, on trouve des trésors. En plus des mille et un accessoires cachés dans ses recoins, on s’y procure des perles salées qui fondent sous la langue et des épices qui font rougir même les plus audacieux. Un courant glacé la parcourt parfois de tout son long ; derrière l’un de ses battants, se cache un cœur frais et humide. Lieu de repos, il ne s’illumine qu’à l’arrivée d’un appétit curieux.

Après d’éprouvantes luttes entre le chaud et le froid, le fruit de son travail saupoudré, glacé ou imbibé, elle le laisse échapper de ses entrailles. Il ne suffit que d’un bref instant pour que l’extase se lise sur le visage de celui qui finira par y goûter.

Musée : Premier souvenir d’une sensation de plénitude. Un instant de mélange total entre les yeux, le cœur et l’esprit. Impression de reconnaitre dans l’œuvre de quelqu’un d’autre une partie de soi. Sorte de communion solitaire.

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En français

[vɛʀ] : gobelet de taille indéfinie et de matière imperméable permettant de contenir toutes sortes de liquides, euphorisants ou non ; petit habitant de la terre invertébré, longiligne, gluant et indispensable à l’écosystème ; couleur éclatante ou terne se retrouvant parfois sur les plantes, les minéraux, les animaux ou les vernis à ongles ; matière issue du sable, connue pour sa transparence mais qui se brise plus ou moins facilement selon la maladresse de celui qui s’en approche ; séquence de mots qui par son sens et par son son sonne savamment ; mot dont la compréhension orale nécessite un contexte.

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En tête

« Le grand chambardement » : Inutile de me demander pourquoi, mais cette expression me trotte dans la tête depuis des années. Je ne sais pas d’où elle vient, ni qui l’a logée au creux de ma mémoire. Parfois sous la douche, elle m’éclabousse l’esprit. Quand je fais à manger, elle revient au milieu des légumes. À vélo, elle tourne dans ma tête. Sur les bancs de l’université, elle s’inscrit sur les lignes de ma pensée. Quand je suis en pleine discussion, elle coupe le fil de mes idées.

Nous avons tous ce type de mots qui nous reviennent sans cesse… ? N’est-ce pas ?…

Certitude : Frein à toute discussion constructive. Entrave l’apprentissage de son détenteur et inhibe l’envie de répondre de son interlocuteur.

Innocence : Ne cherchez pas, les êtres humains ne l’ont plus.

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En altitude

Entourage : Depuis ma naissance entourée par les montagnes. Encerclée par ces murailles captivantes, où la gentiane et le chamois sont à demi éveillés. Bercées par le vent, la comptine des étoiles et le baiser de la lune, sur leurs crètes la nuit s’étend juste au moment où le loup s’étire. Grands horizons qui s’enflamment une fois le nid retrouvé. Le hululement se tait pour laisser les empreintes indiscrètes suivre les traces des bêtes encornées. Le vent souffle toujours caressant les cheveux de la terre. Géants de pierre qui se cachent sous mes pas, me laisserez-vous encore succomber à l’aquarelle des paysages sur votre dos ?

Les premières brindilles qui craquent, le mulot s’éloigne et le cerf se fige, la grive épie encore. Percée par les regards mon cœur se serre, rempli jusqu’à déborder, il s’unit au rythme des hauteurs. Persuadée qu’une place est gardée pour moi ici, je remercie la lune et le soleil de veiller sur ces titans fait d’écailles, d’humus et de vie.

Céline Moioli

Photo : © Valentin Antonucci

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