Complot ubuesque au TMG !
Du 17 au 20 octobre, le TMG accueillait un grand nom de la marionnette muppet : l’Australien Neville Tranter. Il s’empare d’une pièce d’Alfred Jarry publiée en 1895 : Ubu roi. Mais silence ! Le décor est en place, les marionnettes sont prêtes, le public aussi – la farce comico-tragique peut débuter. Bienvenue dans Ubu !
Pour le Père Ubu, tout va à priori pour le mieux dans le meilleur des mondes. Il a la confiance du roi de Pologne, le vieux Venceslas ; c’est un officier militaire respecté, aux titres aussi ronflants que ses décorations… seulement voilà, il y a un problème : la Mère Ubu, sa femme, ne l’entend pas de cette oreille. Quand elle ne s’affaire pas en cuisine (ou dans la chambre à coucher) pour répondre aux appétits insatiables de son mari, la voici qui ourdit les plus sombres complots. Pourquoi ne pas assassiner le roi pour devenir roi à sa place ? La Mère Ubu se rêve déjà en reine aux côtés de son époux. Le Père se laisse convaincre, la duplicité de sa femme faisant écho à sa propre cupidité. Aidé du capitaine Bordure (également amant de la Mère – mais ça, le cocu mari l’apprendra bien tard !), il peaufine sa cabale jusqu’à son dénouement tragique…
La couronne de la discorde
Sur scène, c’est d’abord l’économie de moyens qui frappe – une efficacité calculée dans les décors, qui fait mouche. Un rideau vert-brun, pour donner un fond coloré à l’intrigue et figurer son cadre tout en permettant des scènes en hors-champ lorsqu’un personnage entre et sort de scène. Deux tabourets recouverts de tissus, sur lesquels Neville Tranter (seul marionnettiste en scène) se perche avec ses partenaires muppets lors des dialogues. Et, au centre, un piédestal plus imposant, sur lequel patiente… une couronne d’or et de pierreries. Il n’en faut pas plus pour figurer, tour à tour, la résidence des Ubu, le palais du roi, les rues de la ville où la population s’inquiète des complots. Lumières et bandes-son (musique, bruitage) participent de la même efficacité, sans ostentation excessive : pas question de verser dans l’excès.
Art de l’excès et excès de lard
Car l’excès se trouve du côté des marionnettes conçues et manipulées par Neville Tranter. Il s’agit de marionnettes portées, de type « muppet » : corps dans lequel le marionnettiste glisse son bras, bouche articulée pour mimer la parole et augmenter le contact avec le public. Dans Ubu, elles sont hautes en couleurs – d’abord, grâce aux costumes chatoyants qu’elles portent (le cuir brillant de l’armure du Père Ubu, la fourrure et le boa en plume de la Mère Ubu qui porte un décolleté pigeonnant, l’uniforme ronflant du capitaine Bordure ou encore la peau d’hermine du roi Venceslas). Mais ce sont surtout leur corporalité et leur visage qui frappent l’imagination. Dans une démesure à la Gargantua, le Père Ubu prend presque des allures de géant… ou de troll scandinave, comme semblent le suggérer son énorme nez, ses dents jaunes qui tranchent sur une gueule rouge, les étranges antennes qui piquent sa tête comme celle d’un curieux insecte – et surtout, son énorme ventre, tendu comme un monstrueux ballon de baudruche. À ses côtés, la Mère Ubu n’est pas en reste, dans le genre femme fatale sèche et cassante, là où son mari est tout en graisse et en lard.
À côté d’eux, les autres personnages paraissent davantage humains : le roi Venceslas, son fils le prince ou le capitaine Bordure évoquent certes la caricature… mais une caricature plus réaliste, bien moins monstrueuse que celle des Ubu. Cette différence renseigne sur l’un des principaux moteurs du couple Ubu : leur appétit, leur avidité, qui au fil de la pièce ne cesse de grandir. Faim littérale pour le Père, qui ne pense d’abord qu’à manger ; faim métaphorique pour la Mère, qui convoite le pouvoir. Tous deux se rejoindront dans la cupidité, à mesure que le complot se précise – et que la monstruosité des traîtres apparaît. À cela s’ajoute encore la faim sexuelle, l’intrigue étant criblée de doubles sens liant la faim du ventre et celle du lit (notamment dans le discours que la Mère tient à son amant, Bordure, qui n’y comprend d’abord rien). Neville Tranter, en équilibriste consommé, oscille d’un excès à l’autre tout au long de Ubu, pour dépeindre les arcanes du pouvoir et de la trahison sans moraliser son propos. À nous, public, d’en tirer ou non une leçon.
Nobody is nobody ?
S’il est un personnage qui permet, dans Ubu, à l’excès drolatique de se muer en réflexion sans lourdeur, c’est celui du serviteur du Père Ubu : Nobody. Qui est-il, d’où vient-il ? Quel lien entretient-il avec l’Ours, à qui il s’adresse parfois ? Nobody n’est pas incarné par une marionnette – mais par Neville Tranter lui-même, qui porte le costume et le couvre-chef du serviteur. Personnage de l’ombre (car un bon serviteur doit se faire oublier, comme son nom l’indique), Nobody est présent à chaque moment de l’intrigue et même lorsque les muppets ne l’y attendent pas. Et pour cause, puisque Nobody est à la fois acteur de l’histoire, témoin du drame, narrateur du récit… et, évidemment, manipulateur des marionnettes.
La relation qui se tisse entre lui et les autres protagonistes confère à la pièce une dimension supplémentaire, puisqu’au-delà des situations comiques qu’elle engendre inévitablement (comme les jeux de mots sur le nom du personnage, « Nobody », qui signifie « Personne » – un petit souvenir de L’Odyssée d’Ulysse, peut-être ?), c’est le rapport entre marionnettes et marionnettistes, entre manipulé·e·s et manipulateur qui est mis en lumière. Jusqu’à quel point Nobody-Tranter tire-t-il les ficelles ? Dispose-t-il d’un libre-arbitre plus grand que celui des autres personnages ? Peut-il agir pour empêcher le complot ? Ou, finalement, est-il lui aussi coincé dans la toile tissée par une instance plus omnisciente – celle de l’auteur (et donc, du texte) devant laquelle personnages et marionnettiste doivent s’incliner ?
Autant de questions qu’Ubu ouvre et ne referme pas, comme des portes laissées béantes pour que s’engouffre la réflexion… une fois les rires retombés !
Magali Bossi
Infos pratiques :
Ubu, du Stuffed Puppet Theatre (Pays-Bas), d’après Ubu roi d’Alfred Jarry, du 17 au 20 octobre 2023 au TMG.
Conception : Neville Tranter
Collaboration artistique : Wim Sitvast
Jeu et conception des marionnettes : Neville Tranter
Photos : © Stuffed Puppet Theatre