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Ce que je sais de Monsieur Jaques (Leïla Bahsaïn)

Aujourd’hui, nous vous proposons deux critiques, consacrées à Ce que je sais de Monsieur Jacques (Leïla Bahsaïn).

Ces critiques ont été produites dans le cadre de l’Atelier d’écriture du Département de langue et littérature françaises modernes de l’UNIGE (Université de Genève). Elles sont signées par Chiara Glorioso, Ibrahim Abloua et Alexandre Mazuir.

Bonne lecture !

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Saveur d’orange amère

Dans les années 90, alors que son corps devient celui d’une femme, Loula emménage dans un quartier populaire de Marrakech. Ces changements amènent la jeune fille à s’interroger au sujet de l’abus de pouvoir des adultes sur les enfants, dont elle est victime et témoin quotidiennement : lorsqu’elle pose ses livres, elle se poste derrière sa porte et observe à travers le judas les allées et venues de très jeunes hommes, qui, tous, se rendent chez Monsieur Jacques. « La première des oppressions est là : le corps des enfants jamais ne leur appartient. Domptés à ne jamais résister à la tyrannie adulte qui en prend possession. Corps faciles. » Les dominations et les inégalités sociales, Loula en remarque partout, même sur la Grand-Place où chante l’envoûtant Trabolta. Mais personne n’en parle. Face au silence des adultes, la jeune fille est révoltée. Sa seule solution ? Lancer des oranges amères sur Monsieur Jacques. Mais son impuissance la ronge de l’intérieur.

Ce que je sais de Monsieur Jacques est le troisième roman de Leïla Bahsaïn, autrice franco-marocaine. Au moyen d’une narration simple et touchante, l’autrice éveille chez le lecteur un sentiment d’injustice et de révolte, au fur et à mesure qu’il comprend la gravité de la situation. Une certaine légèreté ressort toutefois de ce roman, car le récit est parsemé d’intermèdes musicaux, dont les textes, poétiques, sont donnés à lire au lecteur : en même temps que les personnages, il peut reprendre souffle et s’alléger le cœur. Ainsi, ce roman, dans lequel se mêlent poésie et prose, musique et mots, rêves et réalité, insuffle l’espoir d’une solidarité, dans une ville marquée par les divisions et les non-dits.

Chiara Glorioso

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Enfance convoitée, innocence menacée

Dans le paysage littéraire contemporain, Leïla Bahsaïn s’affirme avec son troisième roman, Ce que je sais de Monsieur Jacques, à la croisée du récit d’initiation et de la critique sociale. À travers le prisme de l’innocence perdue, l’écrivaine plonge le lecteur dans le Marrakech des années 1990, théâtre d’une enfance volée, obscurcie par ses prédateurs.

Ce roman, à la fois tendre et brutal, raconte l’histoire de Loula, une jeune fille confrontée trop tôt à la cruauté adulte. L’adolescence, ses passions et ses découvertes l’attendent, mais son quotidien est bouleversé par les agissements de Monsieur Jacques, un expatrié français dont la maison devient le lieu d’une forme de commerce abjecte. Bahsaïn nous fait partager le regard de Loula, la narratrice, et son innocence, pour questionner les failles d’une société où la vulnérabilité des enfants est exploitée sans soutien ni protection efficace des adultes.

La force du roman réside dans sa capacité à mêler l’intime et le politique, à rendre universelle l’expérience d’une jeune fille à Marrakech. Bahsaïn ne se contente pas de décrire ; elle interroge, elle secoue, elle éveille – et elle manie la langue avec une aisance remarquable, tissant des images qui restent longtemps à l’esprit. Entre malaise et apaisement, ce livre interroge le silence et la considération des enfants qui sont abandonnés à leur propre sort face à un monde adulte menaçant. Par sa profonde humanité, par sa délicatesse et par la critique sociale qu’il délivre, ce roman contribue de manière significative au débat sur les droits de l’enfant et sur la responsabilité que chacun a à y jouer.

Ibrahim Abloua

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… c’est que je ne sais rien.

Loula est adolescente, et Loula s’est jurée de rester enfant. C’est son histoire, et celle de tous les Palmiers, le quartier qu’elle habite, que raconte le troisième roman de Leïla Bahsaïn : Ce que je sais de Monsieur Jacques. La vie y est calme, plate, apaisée par les grands, malgré les tumultes sous le plancher à la discrétion des voisins. Tout se sait mais tout ne se dit pas, et surtout tout ne se dit pas à tout le monde. Aux castes des Indigents et des Missionnaires s’ajoutent ici celles des adultes et des enfants, et à l’interstice liminal de ces deux guerres de clans bascule Loula, n’ayant pas encore sa place attitrée. À la fois nulle part et partout.

L’autrice joue ici habilement sur les ambivalences de ton, du langage et de ses sujets, pour traduire ce passage initiatique à l’âge adulte. D’un style tantôt soutenu, tantôt vulgaire, contant tantôt les premières amourettes, tantôt les premiers viols, ce livre est, avant tout, un texte sur le silence. Sur ce qu’il ne faut ni dire, ni savoir. « Si vous avez un vice, cachez-le ! » et si vous ne le cachez pas, les autres le cacheront pour vous. N’existe que ce dont on parle. Voilà pourquoi l’adolescente raconte tout ce qu’elle voit par le judas de sa porte. Or, proxénétisme et pédophilie sonnent à celle de Monsieur Jacques, son voisin dont personne d’autre ne semble relever la pénible existence…

Ce roman, témoin de la honte qui côtoie nos vies, est une ode à la révélation, à la parole juste, à la dénonciation des maux par les mots, et pour ces mêmes raisons, il peut être dur à lire. Il n’épargnera le lecteur d’aucun sujet, comme il n’épargne aucun de ceux qui laissent régner la loi du silence.

Alexandre Mazuir

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Références :

Leïla Bahsaïn, Ce que je sais de Monsieur Jacques, Éd. Albin Michel, 2014, 212 pp.

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Photo : © Chiara Glorioso

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