Chessex, Payerne et le Juif…
« Dans ces campagnes reculées la détestation du Juif a un goût de terre âcrement remâchée, fouillée, rabâchée avec le sang luisant des porcs, les cimetières perdus où parlent encore les os des morts, les héritages détournés ou bâclés, les suicides, les faillites, la solitude cent fois humiliée des corps acides et sur leur faim. » (p. 22)
Avril 1942. Comme l’Europe, la Suisse tremble devant la guerre d’Adolf Hitler. Et ce tremblement a une odeur rance, jusqu’au gros bourg vaudois de Payerne. Payerne et ses bocages, ses bois, son abbatiale. Ses paysans, ses éleveurs, ses bouchers, son bétail : cette viande sur pattes qui faisait mais ne fait plus la richesse du lieu. Pourtant, les jours y sont doux : « Au printemps où commence cette histoire, les lieux sont beaux, d’une intensité presque surnaturelle qui tranche sur les lâchetés du bourg. Campagnes perdues, forêts vaporeuses à l’odeur de bête froide à l’aube, vallons giboyeux déjà plein de brume, harpes des grands chênes à la brise tiède. » (p. 11)
Comme la Suisse, comme l’Europe, Payerne est dans la guerre : les industries flanchent, les commerces ferment, le chômage augmente et les haines s’exacerbent. Contre qui ? Contre l’autre – « la vermine juive. Le cancrelat juif, le Juif qui ruse, qui pousse ses tentacules dans toute notre économie, qui s’insinue en politique, même au barreau, même dans l’armée. » (p. 15) Poussé par les discours du pasteur Philippe Lugrin, admirateur du leader d’extrême droite Georges Oltramare, le garagiste Fernand Ischi se laisse tenter. Inscrit au Mouvement National Suisse[1], il se voit déjà gauleiter[2], quand l’Allemagne victorieuse marchera sur la Suisse…Autour de lui, il réunit des hommes. Un plan est monté : prendre « un Juif pour l’exemple » (p. 39). Quoi de mieux pour leur montrer, à tous ? C’est ce que se dit Ischi, c’est ce que se disent ses hommes, et le pasteur Lugrin qui commandite dans l’ombre. Ce mois d’avril 1942 est symbolique : « Le 20, c’est l’anniversaire d’Adolf Hitler. On peut compter sur la Légation d’Allemagne pour annoncer la bonne nouvelle au Führer ce lundi 20, il se souviendra du cadeau à l’avènement maintenant proche de l’Ordre nouveau. » (p. 40)
Du meurtre commis à Payerne, du déroulement de l’enquête, je ne dirais rien – ou plutôt si, juste un nom : Arthur Bloch. Le nom de la victime. Le reste appartient à l’Histoire et au roman de Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple.
À sa sortie en 2009, Un Juif pour l’exemple dérange. Connue, l’affaire de Payerne a déjà été traitée : en 1973, dans une série d’émissions télévisées lancée par la SSR et intitulée La Suisse et la guerre ; en 1977, dans « Analyse d’un crime », reportage de Temps présent. Y ayant collaboré avec le réalisateur Yvan Dalain, le journaliste Jacques Pilet prolongera cette enquête avec un livre, Le crime nazi de Payerne. Mais alors, pourquoi Chessex s’empare-t-il de l’affaire, quarante-six ans après ? C’est qu’elle le taraude, lui, contemporain des faits, et l’avoir évoquée dans une nouvelle de 1967 (Un crime en 1942) n’est pas suffisant : « Je raconte une histoire immonde et j’ai honte d’en écrire le moindre mot. J’ai honte de rapporter un discours, des mots, un ton, des actes qui ne sont pas les miens mais qui le deviennent sans que je le veuille par l’écriture. […] Mais je n’ai pas tort, né à Payerne, où j’ai vécu mon enfance, de sonder des circonstances qui n’ont pas cessé d’empoisonner ma mémoire et de m’entretenir, depuis tout ce temps, dans un déraisonnable sentiment de faute. » (p. 88)
Un Juif pour l’exemple est donc un livre d’exorcisation, pour l’écrivain écartelé entre souvenirs d’enfance et conscience adulte du crime commis. Pourtant, ce sentiment est discret et le roman se déploie tout d’abord comme le compte rendu poétique d’un acte sordide : langue concise, figures de style discrètes (comme une respiration apaisée), exposition réfléchie – lieux, protagonistes, mobiles, faits… L’écriture de Chessex attrape le meurtre d’Arthur Bloch dans ses moindres détails, avec une attention soutenue, mais presque détachée qui en rehausse l’horreur : « La scie fait un bruit rêche en entamant l’os du Juif, Fritz ne bronche pas, il a la manière, il a travaillé en boucherie comme garçon de plot et débité plusieurs bêtes, homme de confiance chez d’autres patrons. Les dents de la scie attaquent, la lame du couteau de boucher tranche et sépare l’aine, les aisselles, le tour des bras. » (p. 63-64)
Dans un premier temps, c’est une fascination pour l’immonde qui capture le lecteur : pour le crime, qui n’arrive qu’assez tardivement – mais surtout pour le discours mis en place. Avec une maîtrise rare, Chessex passe d’une position de narrateur extradiégétique, commentant et expliquant, à une focalisation interne poussée. Discours indirect libre ou direct libre permettent dès lors d’entrer dans la parole et les pensées de Ischi et ses comparses. Puis la voix devient collective : « Mécontentement, pauvreté, viols, ivrognerie, accusations opiniâtres. La faute ? Les gros. Les nantis. Les Juifs et les francs-maçons. Ils savent assez se sucrer, surtout les Juifs, quand on ferme les usines. Il n’y a qu’à les voir prospérer, les Juifs, avec leurs bagnoles, leurs fourrures, leurs commerces à tentacules, et nous les Suisses, on crève de faim. Et le comble c’est qu’on est chez nous. Les Juifs et les francs-maçons. Pieuvres et suceurs du vrai sang. » (p. 14)
C’est là, dans cette voix collective, dans ce rôle de la Suisse, dans ce meurtre qu’on a voulu cacher sous le tapis comme une poussière de l’Histoire, que réside le vrai malaise suscité par Un Juif pour l’exemple. Parce qu’il montre une autre Suisse, une autre Payerne, une autre vie qu’on n’aimerait pas voir, parce qu’il met dans la lumière crue d’un étal de boucher les contradictions qui lardent le pays de la Croix-Rouge, le pays de la neutralité, Un Juif pour l’exemple est dérangeant. Qu’on ait le passeport à croix blanche ou pas, qu’on réside à Genève ou à Schaffhouse, il nous ramène à notre face sombre – celle de l’humain qui a peur de l’autre et qui hait, parce que c’est plus facile. Que l’autre s’appelle Juif, migrant, pauvre, réfugié, qu’il prie Allah ou Bouddha, qu’il ait la peau noire ou les yeux bridés – l’autre est toujours plus facile à haïr. Certes, la diégèse d’Un Juif pour l’exemple est ancrée dans une époque et Chessex ne développe qu’un aspect de la haine, celle liée à l’antisémitisme. Et pourtant, le parallèle est à faire, en prenant le risque de l’anachronisme. Aujourd’hui encore, en Suisse et malgré de belles paroles, on hait l’autre ou veut convaincre de haïr l’autre – qui que soit cet autre.
En refermant Un Juif pour l’exemple, en pensant à l’adaptation cinématographique de Jacob Berger (sortie cette année), en me rappelant le 150e anniversaire des droits des Juifs en Suisse (pour lequel commémoration et exposition ont été organisées à Uni Mail[3]), en songeant aux migrants, aux réfugiés, à celles et ceux qui sont l’Autre aujourd’hui, c’est à ça que je pense. Apprenons-nous vraiment du passé ? Peut-être pas, mais des livres comme Un Juif pour l’exemple de Jacques Chessex sont là pour nous rappeler comment avancer. Avant que tout soit perdu.
Lisez.
Magali Bossi
Référence : Jacques Chessex, Un Juif pour l’exemple, Paris, Grasset, 2009.
Pour en savoir plus :
– http://www.rts.ch/archives/7966987-le-crime-de-payerne.html, une rétrospective sur le crime de Payerne (archives RTS)
– http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F11379.php, article du Dictionnaire historique suisse (DHS), consacré à l’antisémitisme.
Photo : © Magali Bossi
[1] Mouvement réunissant des groupuscules fascistes, interdit en 1940 (v. http://www.hls-dhs-dss.ch/textes/f/F27495.php).
[2] Gauleiter : gouverneur d’une portion de territoire de l’Allemagne nazie.
[3] V. http://www.unige.ch/communication/lejournal/journal121/article4.html.
Merci pour votre article très parlant, ça m’a donné envie d’acheter le livre de Chessex.