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Chronique de Carélie du Nord 4/4

À l’été 2023, notre chroniqueuse Elise Gressot a eu la chance d’être invitée à un mariage en Finlande. Une fois sur place, elle a exploré une partie du pays, infime malgré les quelques trois cent kilomètres parcourus, à pied et en autonomie. Cette chronique propose des morceaux choisis de ce périple.

Après plusieurs jours de balade extatique le long du « Sentier du loup », j’atteins le bord d’une très large rivière, qu’il faut franchir sur un radeau fixé à des cordes, grâce à un système de poulie. Le bac de fortune accosté au rivage opposé, je m’emploie à faire glisser la corde entre mes mains, de sorte à le ramener à moi, à travers la brume éthérée qu’a entraînée la pluie. Mais une fois l’embarcation au milieu de l’onde, stupeur : elle reste bloquée, tout comme la corde dans mes paumes. J’ai beau m’échiner jusqu’à en avoir des cloques aux doigts, le radeau s’avère coincé, et moi avec.

Plusieurs scénarios défilent alors dans ma tête : prendre le risque de traverser à la nage, malgré le courant impétueux, en me tenant à la corde ? Sans paquetage, cela me paraîtrait déjà dangereux, mais avec, vu sa charge et la nécessité qu’il demeure sec, cette option semble impraticable. L’eau sombre clapote et file devant moi, narquoise. Attendre que quelqu’un survienne, quitte à dormir sur place, quand bien même je n’ai croisé personne de la journée sur ma route ? Sans y croire, j’implore à l’aide en m’époumonant. Et si, demain, nul ne s’aventurait non plus dans cette forêt reculée ? Derrière moi, les arbres drus deviennent étouffants, inhospitaliers. Rebrousser chemin sinon, marcher plusieurs heures jusqu’aux habitations les plus proches, et essayer de trouver une autre voie, sans garantie d’y parvenir ? Je vais devoir m’y résoudre, à moins que…

Il est passé 18h, un dimanche, le réseau mobile erratique et la connexion internet indisponible, toutefois je compose le numéro de l’employé de l’office du tourisme d’Ilomantsi[1]… Au bout de quelques sonneries, miracle : il décroche et me dit qu’il va tenter de m’envoyer de l’aide. Les minutes s’égrènent sans nouvelles, puis au bout d’une longue attente, filtre enfin un message : des secours arrivent ! Après un temps encore, que les moustiques mettent folâtrement à profit, deux grands gaillards, costauds et rieurs, me délivrent de mon embarras.

Le lendemain, je m’élance animée d’une ardeur retrouvée, malgré une sente fréquemment inondée jusqu’aux chevilles, sous le regard curieux d’un écureuil et d’une martre des pins. Buissons, broussailles, lichens rendent ces bois si touffus et ombragés, que j’en discerne à peine la silhouette énorme d’un élan, prenant la fuite à mon approche. Soudain, ma vélocité bute sur un nouvel obstacle : un cours d’eau qui, bien que nettement plus étroit que celui de la veille, n’en demeure pas moins infranchissable en une foulée. Les planches censées l’enjamber gisent profondément sous la surface ferrugineuse.

Impatiente et de ce fait peu encline à me déshabiller pour traverser, je regarde frénétiquement autour de moi, jusqu’à apercevoir une souche d’arbre, en amont. Elle trône au milieu des eaux, couronne sylvestre étrangement suspendue sur son manteau fluide. Avec un peu d’acrobaties, je devrais pouvoir passer d’une rive, à la souche, et à l’autre berge. Je fais le grand écart, mais quand je tente de ramener mon deuxième pied sur la souche : plouf ! Je tombe à l’eau, qui me recouvre jusqu’aux épaules. Après un bref instant de sidération, je remonte sur la terre ferme, ruisselante. Je réessaie, et crac ! Me voilà de nouveau submergée. Cette fois, mes jurons se mêlent aux rires, et mouillée pour mouillée, j’avance jusqu’à réussir à me hisser sur la grève escomptée.

Des troncs à l’écorce rougeoyante ourlent le prochain emplacement qui dispose d’un abri sommaire et d’un foyer où allumer un feu, et tranchent avec l’azur du firmament. Lorsque je le rallie, mes vêtements ont déjà séché sur moi, mais je me délecte de pouvoir exposer mes chaussures à la chaleur des flammes, tout en faisant mijoter une poêlée de chanterelles, cueillies dans la mousse aux abords du chemin. Elles viendront compléter un festin de myrtilles sauvages et de pain de seigle.

Puis se déploiera le parc national de Patvinsuo : ses immenses étendues de tourbières vert vif, tirant parfois sur le jaune ; ses pinèdes odorantes, denses et silencieuses ; ses miroirs lacustres de cieux gris acier ou bleu myosotis ; ses bouleaux nains délimitant marais et taïga ; ses clairières tapissées de fougères velouteuses et de champignons musqués. Alors, les quelques mésaventures pointes apparaîtront bien pâles, et ne subsistera que la joie profonde d’évoluer dans de tels paysages, des amitiés écloses en route (éphémères ou pérennes), et des expériences sensorielles – d’être au monde.

À Martin et Lilli.

Elise Gressot

Photos : © Elise Gressot

[1] Avec qui je me suis déjà entretenue au téléphone, suite à un concours de circonstances narré dans la précédente chronique.

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