Comment survivre à l’été : 4 — Le concept du jour et de la nuit
L’idée de cet article m’est venue il y a quelques jours. Je tentais de monter mes stores lorsque ceux-ci se sont tout à coup coincés je ne sais trop comment, à quelques lamelles de l’ouverture. En forçant un petit peu trop je n’ai rien arrangé, et voyant leur mécanisme impassible à mes multiples tentatives de montées et descentes, je me suis rendu compte que je venais de condamner mes prolongations de nuits artificielles. Ça m’a donc donné l’idée d’écrire sur les bouleversements des jours et des nuits durant l’été.
Décalages.
Il paraît compliqué, voire impossible, de traverser un été sans compromettre l’équilibre préétabli par son horloge interne. En effet, à l’heure où les jours s’allongent et les nuits se privent d’une partie de sommeil, les existences ont tendance à se décaler légèrement, à se désynchroniser les unes des autres. Difficile de se suivre mutuellement lorsque certain·e·s voyagent à des heures que le matin lui-même ne saurait reconnaître, alors que d’autres prolongent les nuits jusqu’aux zéniths, et que d’autres encore poursuivent leur métier d’une heure de pointe à l’autre.
D’autant plus difficile, la distance, les heures qui ne se suivent pas ; pour elle c’est la nuit, pour lui c’est le jour. La tête est perpétuellement à l’envers, de l’autre côté du monde. Les trajets s’entrecroisent, se chevauchent, s’enjambent, s’esquivent. Parfois on parvient à trouver un instant de compromis, presque rien. Je ne sais pas, une heure, avant le coucher de l’un·e et le réveil de l’autre. Rien ne se retient tout du long. Tout est voué au départ, aux longs délais. Et les courants contraires finissent par arracher à nouveau une vie à l’autre, et voilà.
Constatant cela, il conviendrait donc, pour survivre une fois encore à l’été, de reconsidérer le concept du jour et de la nuit. La nuit n’existe plus, elle ne peut plus exister, ce n’est plus possible. Et le jour non plus. Il se love dans la nuit. Et elle dans lui. Et inversement. Infiniment.
Il faudrait donc abolir les limites du temps, du moins telles qu’elles existent durant le reste de l’année. Et renoncer, dans la foulée, à l’alignement de sa vie avec celle d’autrui ; en été c’est chacun pour soi. Il n’y a plus d’horaires. Il y en a, mais tous drastiquement opposés, incompatibles.
Marges.
On pourrait dire que l’été marginalise, et que les marges deviennent la nouvelle normalité. Mais, au fond, à bien y penser, l’été ne fait que nous révéler notre propre condition humaine ; il nous la renvoie en pleine face, et plus aucun moyen de s’en détourner.
Ainsi, par la désynchronisation des vies quotidiennes, on conscientise la solitude fondamentale de nos existences. Sans les trains, sans nos voisin·e·s de voyages pendulaires, sans inquiétudes communes, sans travail collectif, sans heures de début, sans fin, la vie se révèle comme une sorte de flottement perpétuel. Une divagation individuelle. Quelque chose qui va quelque part, où les autres ne vont pas, où personne ne va jamais. Puis soudain on se croise, on ne se retient pas, jamais toute la vie, ou si peu. On met en commun. On se dit moi aussi, on se dit c’est marrant que toi aussi. Puis, tu pars quand, puis, je reviens bientôt. Et on retourne à ses propres occupations. On s’occupe, on fait ce qu’on a à faire, avec qui veut bien nous suivre. Et qui le peut.
Sans jour, et sans nuit, sans direction commune, c’est parfois l’angoisse. L’été fait prendre conscience que nos soirs et nos matins ne sont qu’une illusion maintenue mutuellement. On se raconte la même histoire, pour ne pas vivre seul, et l’année passe dans la sensation du collectif. Alors quand tout éclate, quand les frontières deviennent floues, quand les versions se contredisent, on ne reconnait plus grand-chose du récit commun. Et on regagne les marges, les nôtres, nos propres marges ; notre vie, en outre.
L’angoisse estivale, c’est perdre ses repères. Puis reconnaître ce rapport étrange que l’on entretient avec la liberté — on ne sait jamais complètement ce qu’on lui veut. De nos cases à nos plages, la vie c’est inventer, encore une fois, un autre prétexte, pour ne pas vivre seul.
Autres vies.
Survivre à l’été c’est donc rompre avec le jour, la nuit, et trouver un autre moyen d’exister. On s’adapte, on s’adapte très vite ; c’est presque animal. On trouve de quoi se constituer de nouveaux repères, de nouveaux horaires, etc.
Certaines vies estivales sont parfois davantage millimétrées que des semaines au bureau. Elles sont jalonnées par différentes étapes, tout aussi invraisemblables les unes que les autres. On passe des horaires de rendez-vous aux horaires tradition. Ça devient aussi immanquable qu’un travail à rendre, presque sacré. L’heure de la glace, par exemple. L’heure de la glace !
Au fond, c’est un peu comme une mini reconstitution de vie en société ; on joue à l’origine des choses, à partir de rien, à se sédentariser progressivement. Puis repartir, puis repartir. On se trouve d’autres illusions, d’autres heures solaires. On adapte les jours et les nuits de manière artificielle ; lampes et stores (s’ils fonctionnent), et un peu d’imagination. Pas grand-chose de plus.
On croit à d’autres vies, on aspire à d’autres choses, et on se cherche un point a pour partir, un point b pour arriver. Et ainsi de suite, et ainsi de suite. Jusqu’au crépuscule. Jusqu’à nos fins, celles auxquelles on voudrait toujours parvenir. Et de l’été ou du reste, on ne fait réellement que ça ; se trouver une voie, et quelques autres personnes pour lui donner suite.
La vie la vraie.
On atteint des sommets de lucidité rien qu’en se couchant tard, en mangeant quelques glaces et en écrivant « quelle heure tu vis, toi » à qui se trouve de l’autre côté du globe. On regarde la vie d’un peu plus loin, dans ces moments où elle paraît ailleurs. Là, pour juillet-août, c’est comme pour de faux : On disait qu’à cette heure ce serait le jour, puis là la nuit, et dans une semaine ça changerait à nouveau.
Et ça n’a aucun sens, mais pour peu qu’on y croie, qu’on s’y mette à plusieurs, ou même seul, ça fait l’affaire. On trouve toujours un moyen de moyenner de toute façon. Et ça fait des vacances dans la vie ; dans cette vie de vacances, de lacunes et de manques. Toujours absent·e·s à quelque chose, toujours un peu plus loin que ce que l’on voudrait. A suivre les courant qu’on parvient à saisir, les nuits qu’on parvient à dormir. Les quelques lumières du jour. Et on improvise.
C’est ce qu’on fait tout le temps, simplement qu’en été ces choses se font de manière plus condensée. Mais en fin de compte rien de nouveau, rien qui ne se perde où ne se crée. Simplement revoir un peu ses paramètres d’adaptation aux changements et les transformer en fonction des plannings estivaux, dans cette vie pour de faux aux contours peu clairs.
Luca Leone
En écrivant cet article, je me suis souvenu d’un court métrage de Disney Pixar intitulé Jour et Nuit (Teddy Newton, 2010) qui raconte les passages et enjambements d’un personnage « jour » et d’un autre « nuit ». Bonne suite d’été en attendant la semaine prochaine. Bonne journée ! Ou bonne nuit.
Photo : Générée par IA