Comment survivre à l’été : 6 — La mémoire des autres
À ce stade-là de l’avancée de mes chroniques, j’ai eu l’impression de tourner en circuit fermé en empruntant perpétuellement des raccourcis d’écriture qui me sont propres. Afin de sortir (un peu) de moi-même, j’ai décidé d’écrire sur quelques bribes d’autres étés, provenant d’autres mémoires que la mienne.
Lors de la parution de ma toute première chronique de cet été, quelqu’un m’avait parlé du film Chroniques d’un été (Jean Rouch, Edgar Morin, 1961), un film que tou·te·s les étudiant·e·s en première année en études de cinéma doivent avoir regardé. Et un film que tou·te·s les étudiant·e·s (ou presque) en deuxième année mettent dans leur top 10. Il s’agit d’une production française du début des années soixante, et qui s’inscrit dans un type de films que l’on appelle Cinéma vérité ou Cinéma direct (selon les pays). On peut résumer le Cinéma vérité de la manière suivante : un cinéaste (ou plusieurs) entreprend de donner la parole aux visages de la rue, aux gens, aux vraies gens, en les filmant avec une caméra légère, une caméra-épaule, et un micro. Sont souvent ajoutés en post-production des commentaires du cinéaste, en voix off.
Le souvenir de ce film m’avait donné l’idée de faire, un jour, un article sur des gens, des gens autres que moi. Un peu comme dans un de ces films aux aspects de documentaire avec une légère mise-en-scène. Et je me dis que c’est le moment ; il me reste trois articles, dont deux derniers pour lesquels j’ai depuis le début une idée très précise, et un avant-avant-dernier — celui-ci, donc — avec lequel je ne sais pas quoi faire, plus quoi donner de moi-même. Les gens c’est une bonne idée, en théorie. Le seul souci est que, contrairement à Jean Rouch, Chris Marker, Michel Brault ou Edgar Morin, je ne peux pas dire à l’inconditionnel que j’aime les gens. Ces cinéastes-là, ces sociologues, ont une posture très spécifique vis-à-vis des gens ; ils s’y intéressent, ils les aiment, ils se penchent sur eux, tout près tout près, et les décortiquent avec des phrases enregistrées pour des rétrospectives pleines d’entre-soi. Ils disent voici, ils disent voyez-vous, ils analysent et ils zooment, et ils cadrent pendant que les vraies gens disent quelque chose. Et les étudiants en cinéma disent c’est super. Mais je dois avouer que parfois les gens peuvent s’avérer effrayants, quand on zoome dessus, de tout près tout près ; les gens changent, en une fraction de seconde, d’humeur comme de chemise, comme un feu qui passe de vert à rouge, et sans orange, et on ne sait pas comment faire, pas toujours, face à l’autre. Parce que l’autre ce n’est pas nous, et déjà que nous ça n’est pas simple, alors les autres, imaginez les autres… Enfin. Et comment peut-on en faire un sujet, comment peut-on prétendre parler d’eux, de leur vie, de leurs étés ? Comment prendre tout ça et prétendre une compréhension absolue d’eux, de ces gens ?
Il convient alors de parler de soi, encore, toujours. C’est le seul sujet que l’on maîtrise réellement, complètement (ou presque, ou presque). De raconter les gens comme des petits impacts ; des petites ou des grandes influences sur nos récits personnels, au travers des leurs. C’est un peu comme un film, ou un livre, les gens ; ça permet parfois de trouver de nouvelles ouvertures, de nouveaux circuits, de nouveaux langages. Voilà comment je peux en parler, comment je peux faire mon article de Cinéma Vérité sans devenir imbuvable, autoritaire. Sans me poser en voix off au-dessus des autres vies, en restant, moi aussi, dans la famille des vraies gens.
Parce que survivre à l’été c’est parvenir à sortir de soi-même, de ses propres eaux troubles, et se laisser raconter les choses par d’autres voix. Parce que l’été ça intoxique de discours internes. Parce que tout le monde vit sa vie, sa vie estivale, intense, irréductible. Et qu’il est parfois bon de faire reposer l’été sur d’autres épaules que les siennes.
Voici donc quelques petites bribes, récoltées par-ci par-là, au cours de quelques soirs, quelques journées d’été, ayant toutes un rapport plus ou moins étroit avec une pizza (pour le fil conducteur).
A.-L.
Ça n’était pas l’été vraiment. Pas encore, pas tout à fait.
On découpait des sortes de pizzas — qui n’en étaient pas tout à fait, pas vraiment, elles non plus. Des pizzas suisses, épaisses. Alors que je plantais ma fourchette sur le rayon du cercle, et que je m’apprêtais à tracer au couteau une ligne entre le centre et la croûte, pour réitérer un peu plus loin afin d’en détacher un premier triangle, je me rendis compte que A.-L. me regardait attentivement. Comme si elle n’avait jamais vu quelqu’un découper une pizza de la sorte, en quatre-vingt ans d’expérience existentielle. Elle expliqua qu’elle coupait différemment, en escargot, mangeant la croûte, puis tournant en spirale jusqu’au centre qui était, selon elle, la « meilleure partie ». Elle avait appris à couper les pizzas à dix-neuf ans, lors de vacances en Italie. 1956. Venise ? Je crois, je ne sais plus vraiment où ça avait eu lieu. Juillet 56. Des vacances après la maturité, sous la responsabilité de la Société Dante Alighieri. Elle avait appris l’italien au collège, et pouvait enfin le mettre en pratique. Elle nous raconta sans nous le dire vraiment — à nous, à toute la table autour qui l’écoutait — l’histoire de cette découpe singulière. L’histoire d’un groupe d’amies, d’un beau capitaine qui l’avait invitée à aller manger, d’un groupe de quatre dont elle faisait partie… et puis beaucoup de mystère autour, beaucoup de points de suspension, pour revenir à cette affaire de pizza.
Il faut dire que l’Italie c’est toujours l’été. Que même en hiver, l’Italie c’est encore l’été. Et qu’il y a toujours des histoires à raconter autour des pizzas en Italie — je sais de quoi je parle.
Étrange façon de faire, quand même. Je soupçonne le beau capitaine d’avoir voulu lui faire une blague, la condamnant à découper faux ses tartes italiennes, et pour la vie entière.
C.
Les pizzas sont une bonne façon de connaître les gens, de déterminer qui ils sont. Il y a des gens qui laissent toutes les croûtes, et qui font ensuite comme un arc en ciel en les empilant par ordre de grandeur, la plus grande en haut, et ainsi de suite. Il y a des gens qui redoutent les pizzas, qui ne la toucheront jamais avec les mains, qui prendront toujours des garnitures faciles à réduire, et découperont chaque morceau en petits carrés, pour ne pas permettre à leur voisin de table d’accéder au moindre moment de faiblesse.
J’ai raconté l’histoire de l’escargot lors d’un voyage en voiture avec quelqu’un qui s’appelait C. (qui s’appelle toujours C…l’imparfait est parfois glauque). J’étais à la place passagère, et elle conduisait. C’était une fin de journée de la fin d’été. Il faisait encore dix fois trop chaud. Et le soleil en contre-jour était de ceux qui rendent inutiles les espèces de petits caches que l’on baisse pour faire de l’ombre en haut du pare-brise. La discussion était facilitée par la direction des regards, tournés vers la même direction, la route, sans la contrainte d’être scrutés, sans la gêne des quatre yeux.
Elle m’a répondu, bien évidemment, que c’était bizarre, quand-même. Et j’ai abondé dans son sens, en disant que selon moi ce qui était chouette dans les pizzas était la cohabitation du centre et de la pâte autour ; la variété, en gros. Toujours en regardant la route — heureusement vous me direz — elle a ouvert un petit passage sur ces étés d’enfance, au travers de comment elle mangeait les pizzas.
C’était à Naples, il y a quelques années.
Longtemps, elle dirait, une éternité.
Mais non, mais non, lui répondrais-je.
On en faisait des énormes, qui dépassaient de l’assiette, qu’on coupait en deux, puis qu’on pliait comme un mouchoir. Ça faisait davantage de sens, bien plus que l’escargot. Un peu rustre, peut-être, mais ça fait sens.
Et puis, avec les pizzas, des noms, des dates, quelques précisions. Quelques retours sur une mémoire qu’on croirait enfuie, et puis qu’on retrouve, intacte, ou presque, simplement cachée quelque part, enfouie. Des histoires qui courent dans des rues, et qui m’y font courir un peu aussi, sans que je n’y sois jamais allé. Des histoires d’histoires. De cousins cousines. Des histoires de places, de films, de vieux, d’enfants devenus vieux. Des histoires que je connais, avec d’autres noms, avec d’autres dates, et d’autres lieux. Des étés qui sont les miens, mais jamais tout à fait. Qui demeurent inchangés depuis qu’on en fait, et qui comme des pizzas dépendent de la manière dont on les traverse, d’un bord à l’autre en passant par le centre.
Des noms, des lieux, des dates. Hors caméra, bien sûr. Ou hors son. Sur une longue autoroute, un soleil d’or, progressivement inoffensif, mais qui ramollit la tête ; qui la fait se poser en dessous de la vitre, et s’assoupir.
M. et les autres
Je ne sais pas ce que je faisais là-bas. Je connaissais M. oui, mais pas les autres. C’était un de ces soirs où l’on se croit capable de côtoyer tout le monde, connu ou non. Où l’on se perd dans les rues, où tout le monde vous attend, et c’est de pire en pire. Et l’on se cherche une excuse pour ne pas venir, mais on ne peut plus, parce qu’on est en chemin, et tout le monde sait qu’on est en chemin. Alors on se perd encore un peu, avant que les sésames s’ouvrent enfin sur le bon lieu, bien qu’un peu tard.
Tout le monde mangeait déjà, et l’accueil avait été de ceux que l’on fait à quelqu’un qui passe par là, qu’on n’attendait pas, et qui s’invite tout seul. Le groupe s’était pris des grosses parts de pizza, enroulées, pliées, qu’on avait garnies de frites et de würstel.
À ce point-là, on aurait pu y mettre de l’ananas non ?
C’était dans un petit village balnéaire du sud de l’Italie, sur une place jaunie par les lumières de la rue, devant un camion qui faisait des panini et des parts de pizza réchauffées. M. et les autres avaient déjà parlé, de quelque chose, ou de quelqu’un, avant que j’arrive. J’avais raté le train, raté l’incipit, zappé le pacte de lecture, l’introduction des personnages. Je les regardais, un peu en retrait, sur un banc, parce qu’il n’y avait plus de chaises. Le souci de m’inclure se fit soudain sentir, après vingt minutes de moi et d’eux d’un côté et de l’autre de la table. M. proposa de terminer le repas sur la plage. Je fis tomber une frite dans le sable. Avec l’huile, le gras qui l’entourait, elle s’y camoufla instantanément. M., qui m’avait vu faire, me dit la chose suivante : « Il n’y a pas de bon été sans une frite enroulée dans le sable ».
Je n’en appris pas davantage ce soir-là, ou rien d’aussi spécifique, et restai plutôt en retrait. On parla d’étoiles, de la lune qui influait sur les vagues, de couples qui dormaient dans des tentes sur la plage, de comment ça devait piquer, le matin, avec le soleil qui tape sur la toile.
Je n’avais pas creusé comme il aurait fallu le faire, avec ma petite caméra et mon micro, et mes commentaires de sociologue. Mais M. avait tout dit. Tout de l’été, tout des gens qui parlent aux gens, et qui mangent des pizzas froides sur les plages.
Luca Leone
En parlant de plages, c’est là que l’on ira la semaine prochaine pour ma septième chronique.
En attendant, je vous souhaite de très belles journées.
Photo : générée par IA
Et du coup cette année tu survis aussi à l’été?
Ou tu te trouves dans la nostalgie des autres?
Ps: le morceau Mordern Love je le valide à fond ! Mais suuurtout la version de Zaho de Sagazan